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archives personnelles Stéphane BATIGNE

Correspondance de 1945 à 1949 entre

André BATIGNE et Colette THIOLIERE-BATIGNE 2 & 3 G 2

Inventaire et extraits des 266 lettres datées

Présentation

Dans les 5 années qui ont suivi leur première rencontre au cours des "jours heureux de la Libération", André BATIGNE et Colette THIOLIERE ont vécu une période de séparations professionnelles. L'année scolaire 1944-1945 voit Colette en poste d'institutrice stagiaire à l'école de la Chabure, André poursuit ses études de Lettres à la Faculté de Lyon. C'est à St-Etienne qu'ils se retrouvent, et leurs échanges épistolaires sont réduits. Mais dès la rentrée 1945, Colette est affectée comme titulaire à l'école du Sardon. C'est faux-bourg plutôt ouvrier dans la vallée du Gier qui relève de la commune de St-Genis-Terrenoire (Génilac) village plutôt agricole sur les hauteurs du Lyonnais. André, sous l'impulsion de Colette, répond à un recrutement de suppléants. Il est alors surveillant dans un internat d'enfants de la Ligue de l'Enseignement au château de Boisy. Le logement de fonction de Colette au Sardon sera désormais leur lieu de vie jusqu'à leur retraite. Mais André doit passer par une longue période d'incertitudes et sans pouvoir achever son année de Licence de Lettres. Il est à Boisy le plus souvent avec un court remplacement au Village d'Enfants de Sail-les-Bains. En 1948, il entre en Formation professionnelle à l'Ecole Normale de Montbrison avec un stage en classe à St-Genis-Terrenoire, un autre au Lycée agricole de Précieux et un dernier, d'Education physique, au CREPS de Châtel-Guyon. Il obtient son premier poste à Chagnon, tout près du Sardon, à la rentrée 1949.

Les fonctionnaires, en particulier dans l'Education nationale, connaissent bien cette situation dite de "séparation de conjoints". Une correspondance entre eux maintient les relations, compense un peu l'absence, entretient l'espoir d'une vie de couple réuni. Mais la séparation d'André et Colette n'est pas complète: ils se voient régulièrement. Les vacances scolaires de Colette (André surveille l'internat), une partie des grandes vacances (il est nécessaire de faire une colonie de vacances) les jeudis ou fins de semaines leur permettent de se voir à Boisy, à Sail, Roanne, à Lyon, à St-Etienne et au Sardon. Ils vont prendre pourtant l'engagement mutuel de s'écrire tous les jours. 271 lettres datées, avec leur enveloppe, ont été retrouvées et sont résumées ci-dessous. Des dizaines d'autres ont été conservées, mais on ne peut aisément les placer dans cet inventaire chronologique. C'est le cas pour les multiples écrits de Colette, rédigés au crayon sur feuillets d'écolier à la récréation, pendant un devoir, dans un train, et qui ne sont presque jamais datés. André lui en fera le reproche. D'autres billets ont été brûlés par André, jugés peu importants selon lui, lors de ses changements d'affectation.

La lecture de ces lettres peut sembler fastidieuse, et le résumé qui en est fait bien arbitraire. Les affirmations de leur amour ont été souvent omises dans ces extraits. Elles sont pourtant une constante de leurs écrits, dans les bons et les mauvais jours. Il peut paraître aussi surprenant que les lettres ne se répondent pas vraiment. Les époux se voient souvent, et peuvent alors aborder d'autres sujets, peut-être moins consensuels. Leurs lettres sont donc une façon de vivre ensemble, d'échanger leurs états d'âme, de suivre l'évolution des saisons, de faire part de leurs lectures très variées ou des émissions de radio (avec la BBC, on étudie l'anglais). La situation sociale et politique du pays revient souvent: les grèves qu'ils approuvent les empêchent de se voir ou de recevoir leur lettre quotidienne; les élections, les partis (André reçoit une courte lettre de Léon Blum en réponse aux réflexions qu'il a envoyées à la SFIO) les indignations à propos du 'procès Kravchenko'. Et souvent, comme en écho à leur rencontre d'août 1944 et leur adhésion au FUJP, (Front Uni de la Jeunesse Patriote) les grandes leçons de la guerre, l'horreur du nazisme et du racisme, l'épouvante sur le sort des Juifs, en particulier les amis de Colette. Un Monsieur J. dont une grande part de la famille arrêtée par la police de Vichy a péri dans les camps sera le témoin de leur mariage.   Et bien sûr la responsabilité de tant de Français dans la politique de collaboration de Pétain ou les positions de l'Eglise catholique vis à vie des Juifs; si la foi reste, les pratiques s'éloignent et l'institution est contestée. Les réticences de Colette envers ses parents que l'on peut trouver dans ses courriers auront été exprimées bien avant, quand elle était en internat à Roanne, préparant le Bac comme normalienne (les Ecoles normales étaient fermées sous Vichy)! Elle prend son avenir en mains, son choix est l'école publique et laïque.

Chacun des lecteurs qui auront eu la patience de lire ce témoignage de la très forte union entre Colette et André, pourra se faire son image de leur personnalité. Tous deux recherchent une liberté d'idées et de fait, Colette ressent violemment chaque atteinte passée et présente à ses droits d'individu, de femme. André partage cette soif d'indépendance pour leur couple, pour la société. Mais union n'est pas fusion. André est plus réservé, quand Colette s'enflamme. Les deux époux, malgré des centres d'intérêt très proches, ne se confondent pas. Ce couple, peut-être inattendu, fruit des circonstances de la Libération, est resté uni, traversant comme tant d'autres des moments difficiles dont il reste ces traces écrites. Les époux offrirent un front solide, se soutenant l'un l'autre dans leur métier, dans leur idée de l'éducation qu'ils entendaient conduire à l'égard de leurs propres enfants. Unis même dans la longue maladie d'André qui l'amena pendant 25 ans à la plus complète dépendance, et par retour, conduisit Colette à aliéner une grande part de sa liberté. Un couple solidement enraciné dans l'école du Sardon, leur refuge dès les premières années de leur vie commune.

dateauteurdestinatairecontenu de la lettre
Noël 1944
Colette à St-Etienne
André à St-Etienne
"Mon amour. Laisse-moi te dire ce soir combien mon amour pour toi est profond et brûlant; combien ton amour pour moi m'emplit de bonheur. Une telle douceur, une telle chaleur, toi seul me les a données. J'oublie en cette paix de Noël cette plaie vivante qu'est la création. Je crois seulement que la nuit frémit d'ailes et que tout est silence et pureté! Mon enfant très cher tu es près de moi par la pensée, l'âme et le corps, si proche qu'il me semble, O douceur du moment présent, que rien ne pourra plus nous séparer, rien ne pourra t'arracher de moi puisque tu m'es plus cher que moi-même. Je t'aime mon amour et c'est un délice de te le dire. Je t'aime et tout ce qui m'est cher me l'est à travers toi; à chaque Noël je me souviendrai de ce premier Noël où je me sens tellement heureuse de t'aimer et d'être à toi. Joyeux Noël mon amour, Colette"
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1° janvier 1945
Colette à St-Etienne
André à St-Etienne
"André chéri, j'hésite à modifier le chiffre de l'année. Celle qui meurt m'a apporté un don si précieux que je suis tentée de la retenir par l'épaule au bord de la nuit oubliée. Que n'ai-je une viole magique pour immobiliser la vie. Chéri je songe à tes yeux si tendres comme deux étoiles bleues dans ton visage, deux étoiles caressantes. Ce regard m'accompagne partout, il me fait souvenir de ton amour comme un symbole nous évoque ... Il faut que je te dise ce soir que ton amour m'a rendue meilleure, plus simple, plus pure en un sens (je n'entends pas pureté dans le sens moral mais plutôt naturel: pureté de l'eau, du ciel, de la glace, dispantion (?) d'un goût pour les choses un peu équivoques, les situations un peu dangereuses. Par amour pour toi je puis faire de petites choses de rien que je n'aime pas. Mais par dessus tout chéri, je veux te dire que je t'aime, cela, je ne me lasse pas de le répéter. Je t'aime chéri, la séparation ne peut rien contre mon amour. J'ai entièrement confiance en toi, en ton amour. Je sais que toi non plus ne me perdras pas. Garde toujours ton enfant chéri près de ton coeur. Qu'il y trouve le repos désiré et toi André chéri, appuie-toi entièrement sur moi. Je t'aime plus que tout au monde et ma vie entière est à toi. Colette"
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24 juin 1945
André à St-Etienne
Colette à St-Etienne
Colette chérie, en te quittant ce soir, j'étais comme baigné par un liquide indéfinissable. Cette impression me mêlait au reste du monde, mais au monde sympathique. C'est dans de tels moments que l'on peut penser au bonheur. C'est l'être entier qui se dissout et l'on a peur du contact des solides, d'un cadre, d'un mur, d'une chaise. Hier soir, à onze heures, j'ai éprouvé ce détachement du solide. Ta pièce était fondue dans l'ombre et rien n'y était précis (...) J'ai pris ta lettre, l'ai ouverte, et c'est à cet instant que tu t'es penchée sur moi. Tu m'enveloppais entièrement de ta tiédeur et c'est à peine si je lisais ... Colette tu n'étais plus un corps, tu étais ombre et chaleur ... Jamais je n'oublierai cet instant ou plutôt cet état, car cela n'a pas eu de durée. C'était hors du temps, c'était certainement une vision de l'absolu ...
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25 juin 1945
Colette (à la Chabure ?)
André (à Lyon ?)
Pas d'enveloppe, une date sur une lettre à l'encre rouge. André est-il à Lyon pour ses études de Lettres ?   "(...) 12h Je t'ai suivi au long de ce matin: à 6h en m'éveillant je savais que tu étais à mi-chemin, qu'il faisait beau et que tu repassais (révisais ?) dans le train.   à 8h en arrivant en classe je t'imaginais un peu anxieux attendant la question. Mais là vraiment, je n'ai pu opter pour la chance ou la malchance.   11h: c'était fini. Tu sortais un peu nerveux et un peu délivré et tu te mettais à la recherche d'un restaurant. Maintenant tout en mangeant tu lis. Lyon est chaud et tu as 3h devant toi.   Bonne chance chéri. Je t'embrasse du bout des lèvres afin de ne pas te distraire, mais Dame Ecole te lance un regard malveillant. Je t'aime chéri, tant pis pour cette vieille G. grincheuse et antipathique. A tout à l'heure."
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1° octobre 1945
Colette au Sardon
Installation de Colette comme directrice de l'école du Sardon. (voir PV infra). Elle y est encore la seule institutrice jusqu'à la nomination de Mlle D. (future Mme J.)
Note 1
9 octobre 1945
Inspecteur d'Académie
André à St-Etienne
Information de recrutement d'instituteurs intérimaires en Tunisie. voir infra
Note 2
Octobre 1945
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette relate la visite (3 heures!) d'une mère qui voit en son fils un futur poète. "Comme c'est touchant cette mère qui sait par coeur les tirades de son enfant."   Et puis un autre personnage, certainement Mme Fl. , qui deviendra son amie:   "La musique de la femme de ménage était toute silencieuse au contraire: des lèvres pincées, un nez qui s'allongeait, des yeux qui vous traversaient comme une simple vitre et là-dessus un chapeau tout droit planté d'une immobilité pleine de menaces. Cela voulait dire: 'Je suis la femme de ménage. attention à vous'   J'ai fait très attention et le soir même, elle me refilait en cachette une pinte d'eau de Javel, et me confiait avec la plus grande innocence: 'L'autre jour j'ai vu vos volets ouverts. Avec mes lunettes je vous ai regardée poser des rideaux'. C'est ainsi. J'aimerais bien habiter sa petite maison sur le Rocher" (un lieu-dit du Sardon, rive gauche de la Durèze), "toute peinte à l'huile et entièrement lavable.   En cette minute, tu es sans doute à l'écoute avec moi (de) 'Rendez-vous sur la BBC'. Je viens d'avaler des tomates à la Provençale, du raisin de ma vigne (...) Je pense avec angoisse à cette année de travail et d'éloignement, l'odeur de cette maison me pèse et j'appréhende de me mettre au lit ... &
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Automne 1945 ?
Colette au Sardon
André à Boisy
"Cette soirée a été lugubre. Une impression de raté tout à fait misérable. Et tout ce qui a été raté antérieurement m'est revenu, non pas précisément mais comme un poids très lourd qui s'ajoute à la mélancolie de ce soir. J'ai été obligée de passer 2h chez ma soeur (Henriette ?) pour attendre la clef et mon père. Cela a été stupide. J'étais incapable de leur parler. Je pensais à notre soirée perdue. Pourquoi ne pouvais-je pas te rejoindre?   Mais au bout de cette tristesse, il y a la matinée. J'irai te voir bientôt. Tu devras m'attendre encore un peu, mais tu sauras que je t'aime chéri et que ces heures sans toi ont été bien misérables.   Maintenant je n'ai plus envie d'aller à St-Anthème puisque tu n'y viens pas. Et en même temps je comprends que cela ne te tente pas. Quel dommage. Bonne nuit. Je suis triste. je t'aime, à demain."
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1946

Janvier 1946 ?
Colette au Sardon
André à Boisy
Jeudi (?) 10h du soir. Séparation toute récente. Tu n'es pas encore parti mais je veux te devancer ou pour le moins te suivre de loin. Pour que tout ne te soit pas étranger là-bas dès ton arrivée. Je ne sens pas ton absence,. Tu es si proche encore mais demain et surtout samedi soir et dimanche et tous les jours libres qui suivront, ce sera autre chose. PS: sois humoriste avec tes ouailles, mais ne ris jamais avec eux" Téléphone: au Sardon, Gerin Tabac (c'est la cabine téléphonique). A St Genis: le 12, orphelinat.
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9 janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Un envoi avec une critique plutôt musicale (malgré le tire) de Marcelle Auclair" (date et journal non mentionnés, mais il doit s'agir de Marie-Claire) 'Un théâtre français d'avant-garde en Allemagne'. Une carte postale comme support d'une petite lettre: "j'attends ta lettre, qui ne vient pas. J'attends la main qui frapperait à la porte. J'attends que mes pommes de terre soient cuites et je suis là, près du poêle dans cette classe trop vaste à 7h du soir. Rien ne vient, rien ne se fait. Je sais que j'ai tort de donner tant d'importance au sentiment d'un moment. Mais voilà, je sais mal supporter l'absence tu vois ... Pour un volet qui tape brusquement, j'ai peur. J'ai peur comme tout à l'heure quand le rat a glissé au-dessus de mon épaule sur le rayon de l'évier. Etrange petit songe gris que j'ai dissipé d'une cuvette d'eau. Allons il faut être raisonnable. Retourner à sa géographie: mettre l'Asie en pâté assimilable pour des cerveaux de 10 ans. Bonne soirée, à tout à l'heure."
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11 janvier 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Dois-je croire à l'inconscient? Moi j'ai rêvé plus simplement cette nuit que j'avais attrapé des poux: j'en ai vu un pour la première fois de ma vie, et c'est en rêve. ô inconscient héréditaire!" Il relate les "distractions qui ont rempli l'espace temps". André a failli aller à la messe hier, mais il n'y avait que quatre candidats, et "des plus mal chaussés ... surveillance des glissades, écoute des gérémiades... J'ai glissé un peu, ce que je n'avais pas fait depuis l'école primaire. Succès tout relatif. Du nouveau dans l'habillement: j'ai vu revenir peu à peu mes petits bonshommes déguisés, deux en lutins, d'autres en Esquimaux. Il s'agit de combinaisons en drap bleu, lie de vin ou vert, avec capuchon, offertes par la Croix Rouge américaine. Peut-être viendront-ils ici, ces braves Américains, cette semaine. Et cela me fait penser à Lyon, aux trains de pensionnaires, aux vacances ... Et toi, as-tu mis les choses au point avec ton frère ? (Paul) Ensuite il y a eu la sieste: "... lecture de Lichtenberger ... aucun courage pour t'écrire, et j'aurais voulu pourtant." Il observe de sa fenêtre dans la tour,les éboulis de neige qui dévalent du toit d'ardoise. "Le soleil dorait les pierres ... le blanc était iridié et les boiseries de la fenêtre étaient d'or. Séance de "cinéma bougeant" avec le Pathé à moteur du "grand patron du village" (d'enfants) mais une heure d'efforts infructueux pour le faire fonctionner ... à la manivelle. "J'ai revu Charlot acrobatique . Cela m'a fait penser à cette drôlerie du 'Dictateur'. J'ai peur de t'avoir trop parlé des autres, mais après tout les autres étaient mon spectacle. Je n'ai jamais cessé de penser à toi" ... Puis à nouveau, Boisy, le projet de sketch avec Caldérie (?) et l'accord du Directeur pour que Colette vienne, soit logée. Demande qu'elle lui achète "une brosse à dent, une bonne. Colette viens vite, fais-toi belle pour nous."
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11 janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Bientôt 8h30. (...) es-tu en train de déjeuner calmement ? (...) Quand tu me reviendras, il y aura entre nous 19 jours que nous n'aurons pas vécus ensemble, 19 jours que nous aurons appris à nous passer l'un de l'autre ou au contraire à nous tendre plus fortement l'un vers l'autre. Dans 10 mn ma classe commence. Pour l'instant la salle est propre et vide et le feu ronfle. Le jour est triste. Le monde est trop simple soudain. A 11h30 j'irai mettre pour toi une lettre à la gare, une lettre qui aurait dû partir ce matin si j'avais eu un timbre. 10h 45. Tu dois être sur le point d'arriver à Roanne, la ville est sans doute un peu brumeuse. Je te vois bien descendre l'avenue de la gare. J'ai passé là assez souvent avec une grosse valise et l'humeur sombre (Colette était pensionnaire au Lycée Jean Puy, les écoles normales ayant été supprimées par Pétain) "A la gare il y avait une petite surveillante affairée avec une liste de noms qu'elle criait à la sortie. Nous n'arrivions pas à la saluer aimablement. Elle représentait le joug trop empressé à s'abattre. ... S'il n'y avait pas eu alors l'intimité des choses, les couleurs harmonieuses des soirs, la floraison interminable du parc et nos rapports excitants avec nos professeurs, j'aurais conservé les images les plus sombres des ambiances d'internat ... C'est étrange, mais l'idée que je me fais de toi et de ce que tu ressens en cette minute me fait réintégrer une vie antérieure (...)   4h. c'est fait les enfants se préparent à partir ... La bague" (ils se sont fiancés) "semble se mouvoir autour de mon doigt comme une chose vivante ... Je vais m'en aller dans la campagne ... Pourquoi as-tu changé de visage depuis que tu m'as annoncé ce départ l'autre jour au coin de la route? Notre amour sent maintenant la fumée de bois comme au château, non pas l'air et le vent comme au retour de St Anthème et le matin après nos fiançailles. Non pas la lampe et l'intimité des rues obscures comme presque toujours ... mais la grisaille des salles d'étude, la sonorité des dortoirs vides et toute la misère des cages à rossignols."
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12 janvier 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
La lettre commence par la relation d'un rêve. Une tour, un château moyen-âgeux avec fossé pont-levis, une cour remplie de vie bien qu'il n'y ait personne, une petite pièce d'eau ... "à gauche des arcades ogivales, des fenêtres Renaissance ... Pourquoi n'étais-je pas sur un palefroi avec dame Colette à mes côtés ? Ce château est intime, les couloirs sont faits pour les poursuites amoureuses. Pourquoi ne sommes-nous pas seuls ici, ma Dame et moi ?" Retour au réel à Boisy, entremêlé de bribes de son rêve. "Sire le Roi est arrivé sur une voiture traînée par une mule et du carrosse a descendu un sac de pommes de terres". André a escaladé une tour par un cheneau; puis il décrit la chambre d'où il écrit à Colette... " Ce matin tout est clair, mais triste. Je veux être seul mais c'est très difficile à cause des deux autres surveillants. Au château, il y a une "chambre rose" pour les invités. Dans une autre repose la femme d'un intérimaire, G., qui attend un enfant. Elle vit ici avec son mari bien que lui seul soit instituteur. Les titulaires touchent en plus de leur traitement, 1000 F d'indemnité et sont nourris, logés et blanchis comme nous. Gros travail la semaines prochaine (horaires; café au lait à 8h, soupe à la récréation de 10h ) Colette chérie je voudrais t'embrasser. Je t'aime écris-moi vite.".
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14 janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre en 3 étapes.   "Lundi 8h, "Le vent souffle en force, il va neiger. Je tiens ta lettre, tu n'as pas l'air trop malheureux ou désorienté et cela m'enlève un poids ... Peut-être que tu as bien fait d'accepter cela en définitive   Midi: ... ce qui me cause un mécontentement, c'est la teneur de mes propres écrits, je crains qu'ils ne t'apportent pas assez, qu'ils ne soient pas assez brillants, pas assez chaleureux, qu'ils ne nous trahissent ... Il n'y a pas un 'genre d'écrits' ni une manière d'être qui conviennent particulièrement à nos rapports lorsque nous sommes détachés. Il n'y a pour nous qu'une manière de 'vivre ensemble' les mêmes choses et c'est pourquoi une séparation est aussi insupportable et vaine. Il va neiger je crois bien, le ciel est si bas. Voilà, ils arrivent déjà et je n'étais avec toi que depuis 20 minutes ...   3h 15   Je ne devrais pas penser autant à toi, les jours couleraient plus rapides et moins tristes, mais qu'y puis-je? Cette lettre sera portée dans une heure et je vais courir dans le froid pour toi. Cela me fait plaisir ..."
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Mi-janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
6h30 au matin, Colette est fiévreuse, mais se sent bien "encore imprégnée de notre ambiance d'hier." On doit être un vendredi. Suit une lettre du samedi.   "Rien à signaler, que cette chute continuelle de neige qui m'inquiète un peu. Où en est messire le Roi ? Ici, il n'y a pas de grandes étendues uniformes: partout les vignes posent une sorte de pointillé sur la neige et les terrasses de pierres sont des tirets plus épais. Tout ce que je te dis me semble vain, vide de sens. Je cherche à me souvenir de ce qui nous rendait si heureux. Et cela ne relevait ni de l'intelligence, ni d'une quelconque valeur morale, pas même de la beauté, non plus que d'une ambiance particulièrment favorable. Cela était spécifiquement l'amour indépendant de tout jugement ... J'ai cherché le mot qui pouvait traduire ce frémissement de bonheur lorsque nous avons pris conscience de ce qui nous arrivait: j'ai simplement trouvé le mot "délicieux" pris dans son sens plein ...   Chéri, que fais-tu en cet instant, sans doute une surveillance d'après le repas?"   Colette revient alors à ses années d'internat.   "C'était un moment pénible pour moi où, rompant le fil des conversations, le signal des surveillantes nous jetait hors du réfectoire chaud et parfumé de cuisine dans les couloirs mornes et glacés. Notre consolation était de courir aux boîtes à provisions et de s'octroyer un repas supplémentaire en biscottes figues et chocolat"   Puis viennent les souvenirs des discussions sur l'amour, avec Hélène (Hélène Soyer, de sa promotion d'institutrices, sa véritable amie) qui reprenait l'expression attribuée à Edda Mussolini: 'Une délicieuse ignominie'. Référence à l'amour entre la fille de Mussolini et un jeune militant communiste après la fin de la guerre. Pour Colette, l'amour ressemblait "à une aventure dans laquelle on pouvait foncer tête baissée sans craindre ni dieu ni diable"
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19 janvier 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Ma grande Colette" "dans Roanne j'ai retrouvé l'atmosphère si intime des neiges de ville, les pas hésitaient sur les trottoirs, des pas de femmes, qui auraient pu être les tiens .. Il faudrait que je te suive deci delà le long des petits trottoirs, inconnue dans une ville inconnue ... Je ne sais quels sont tes pas, s'ils sont de caoutchouc ou de bois. Mais j'imagine bien que ç'aurait pu être ceux d'une petite écolière (non pas celle d'autrefois, mais celle d'aujourd'hui, rieuse et furtive). Je me suis hâté et j'ai vu 'Lycée de Filles' au-dessus d'une étroite porte ... Comme la cour des miracles ce lycée garde tout son mystère ... j'ai eu de la peine à t'imaginer parmi les élèves, rares, qui gagnaient le centre. Pourquoi la Colette d'aujourd'hui n'est-elle pas au lycée de Roanne ? Pourquoi le passé ne redevient-il pas présent ...?"   Regrets, rêveries, neige ... "Reste toujours mon inconnue, dans ce lieu comme ailleurs ..."
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20 janvier 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Lettre postée le 21. "Dimanche. Etrange et monotone après-midi... Je t'imaginais dans le Hall de jeu retentissant du déchaînement des garçons ... ce matin dans la neige fondue, j'ai poussé jusqu'au marché aux puces (Ursules) puis à l'Ecole de dessin. De là-haut j'ai contemplé les toits éclatants de blancheur sous le soleil, le jardin rococo était charmant dans l'intimité de la neige où folâtraient de grandes ombres bleues. Je suis demeurée avec toi là-haut quelques instants, puis je suis redescendue dans l'agitation de midi." ... Je déteste tous ces mots que je n'ai pas inventés, ces atmosphères que je n'ai pas créées. Seul est vrai le mimosa dont toutes les branches fleuries s'offrent comme un buisson ardent alangui par l'hiver." Elle a joint une petite branche de mimosa, feuilles et fleurs toujours bien conservées en 2019.
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25 janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Courrier commencé Jeudi soir au retour de Boisy   "Ce n'est pas 80 kms qui nous séparent, 80 kms qui m'ont parus un long trou noir, mais l'espace interminable de 8 jours. J'ai voyagé allongée dans un compartiment désert jusqu'à St-Etienne, incapable de voir ou sentir autre chose dans l'obscurité que ta présence. J'ai abandonné le train toujours hantée par toi; ce que j'entendais sur la petite route déserte" (vers Boisy) "c'était les petites gouttes du dégel glissant des tours et des arbres" (du château ) "qui ont rythmé nos heures communes ..." La lettre reprend le vendredi à 11h30, sur le même type de pensées douloureuses après la séparation et douces à son égard.
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25 janvier
André à Boisy
Colette au Sardon
"Colette chérie. N'est-ce pas le lendemain d'une grande et merveilleuse journée ? Nous nous sommes unis pour la première fois (et peut-être la seule) parmi des gens sans en subir l'emprise" (?) "Il y a des minutes qui devraient durer autant que nous. Celles de Boisy dureront autant que moi et que toi"   Neige, silence, merle, calme, mots inutiles ... Evocation des lieux du château où ils sont passés,. "Tout ceci je ne l'avais pas vu, je ne l'avais pas senti, je ne l'avais pas vécu. ... A la gare je me sentais comme un linge mouillé et que l'on aurait pressé pour l'égoutter." Evocation du départ du train, il reste sur la voie. "J'ai souffert intensément hier à la gare. J'en ai oublié les expressions, je le regrette. Colette chérie, ces derniers (?) suffisent à me faire oublier ce que je t'ai dit au début, mais c'est malgré le reste qui doit subsister en nous.
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27 janvier 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
De chez ses parents dimanche: "3h: Tout ce que j'ai fait depuis hier m'a terriblement ennuyée, les êtres, les journaux, les projets qui se font autour de moi. J'étais mieux au Sardon, dans ma solitude. Là je ne perdais pas l'ambiance de Jeudi. Ici, je n'ai que ta lettre, mais c'est déjà beaucoup ...   André je viens de découvrir que je vais avoir 23 ans. Je croyais sincèrement aborder 22 ans. Il y a une année qui s'est mystérieusement évaporée ... la nôtre, sans doute et j'ai dû faire le calcul. Sérieusement. 'elle prend les lampes pour des étoiles et elle ne sait pas son âge' (...)   "6h. Je sens une tristesse soudaine. Il a fallu que je quitte la salle à manger où se trouve Mr J. pour venir t'écrire. ... Ce matin j'étais passé chez Mr J pour l'inviter. J'ai eu soudain le sentiment aigü de la séparation à la mort d'un être aimé avec qui l'on a vécu. Je ne comprends pas qu'on se relève d'une chose pareille. (Il s'agit de l'extermination des Juifs, de sa famille) "lui d'ailleurs n'en est pas sorti. Il ne peut se supporter dans ces murs où ils ont vécu ensemble)   Encore du Wagner à la radio. J'en mettrai ma main au feu; décidément c'est le festival dominical. Je fais du thé en écoutant le tremblement des cuivres. L'eau chante comme dans ces romans de Dickens et tous les ouvrages anglais. Ils excellent à rendre la douceur de la maison. ..." Un brin de mimosa est joint à la lettre.
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28 janvier 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Grisaille, luminosité douce et triste ... Tout est mouillé encore. C'est une luminosité de lendemain de pluie" qui lui rappelle "une nouvelle .. c'est 'La vie d'un bon à rien' d'Eichendorf. Au début un jeune homme 'farniente' en regardant la neige du toit, car c'est le dégel. Son père le chasse de son moulin et le voilà parti avec son violon par un début de printemps ... c'est tout à fait cela aujourd'hui" Il revient à Colette, matinées passées ensemble, "matinée de Jeudi où nous errions sur les hauteurs de la ville en évitant de nous asseoir sur la pierre humide. Matinées au FUJ. Matinées retour du "château" ... hélas tu n'es pas ici ... Ce qui est cruel pour nous c'est qu'il y a dans notre imagination trop de souvenirs ... que nous construisons nos rêves avec les débris de notre propre existence ... Ce matin je suis allé à l'infirmerie comme suite à une angine que j'ai depuis hier. J'étais en train de prendre une fumigation quand j'ai entendu dans le silence des salles le bruit de la classe voisine, celle que nous écoutions tous les deux le matin. Ce sont de tels instants qui valent que nous disions: je vis." La veille avec ses élèves, ils ont vendu (quelques) billets de tombola à Renaison (les 'grands' étaient passés avant eux.)
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28 janvier 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre dans laquelle Colette aborde la question de l'annonce à ses parents de ses fiançailles. Il semble que cela ne soit pas encore fait, alors qu'elle en parle dans sa lettre du 11 janvier. "Hier soir Mr J. m'a parlé de toi. Il m'a demandé de tes nouvelles. Il m'a dit que tu lui es très sympathique bien qu'il te connaisse peu. Il pense (en toute simplicité) que nous ferons un bon couple. Je l'écoutais sans trop répondre. Je sentais comme il était impossible que l'intensité de nos sentiments apparaisse à autrui. Je sais qu'à la maison ils ignorent tout de nous et je voudrais que cela demeure toujours secret. J'éprouve une véritable irritation à entendre Pépé (sa jeune soeur Claire, fiancée à Louis C., jeune résistant du maquis) raconter à maman ses petits secrets. C'est idiot n'est-ce pas? Elle est une véritable enfant. Mais je voudrais la faire taire. Tout cela est encore si faux, si peu réel ... Pourquoi s'exposer ainsi à la manière d'Hélène et sans son charme? J'ai peut-être oublié de te dire que la (fiancée du maquis' va sans doute présenter sous peu son maquisard aux parents. Et il est fort question de mariage dans le délai le plus bref. En été peut-être. Mais tu vois, simplement parler de cela et surtout à toi m'agace"
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Début février 1946 ?
Colette au Sardon
André à Boisy
Bulletin de salaire janvier 1946, venant du Village d'enfants de Boisy. Puis une lettre non datée, d'un mardi matin, avec relation d'un cauchemar étrange: "J'ai fait un rêve pénible. Comme presque toujours, ça se passait dans notre ancienne maison (celle de ses parents ?) où les murs avaient de drôles de tapisseries à fleurs et à rayures. Nous y étions tous avec toi et tu avais invité R. (ami d'André) et Hélène. Nous visitions les chambres. Maman était étendue sur un lit et Pépé lui apportait un cadeau, une de ces grandes poupées de salon en robe de taffetas ... Maman qui n'aime pas ce genre de créatures s'extasiait. Alors encouragée, Pépé en a sorti une autre, puis une autre, puis une autre encore, la chambre en était pleine. D'un air triomphant elle s'est tournée vers moi et m'a donné une résille verte . A peine l'ai-je mise que j'ai été d'un seul coup vêtue comme les poupées. Alors le drame a commencé (...)" André Hélène, R. et Colette allongés sur le lit, "R. posait sa tête sur mon épaule et me prenait par la taille ... et toi tu te rendais parfaitement compte de la situation ... ' Ecoute Colette, je t'aime bien mais comprends que toi seule ne peut pas me suffire, je t'aime avec ton cadre, avec tes amis, avec les miens. Je ne veux pas fâcher R.'   Elle est alors proche de rompre avec un André sur béquilles, etc
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Début février 1946 ?
Colette à St Etienne
André à Boisy
La date sur le cachet de la lettre est illisible. Lettre étrange et difficile à situer.   "Chéri, ne crois-tu pas que dans 107 ans nous aurons encore au fond du palais le goût des gâteaux à la savonnette et que ces délices cuisantes ressusciteront avec nous dans la vallée de Josaphat?   André, j'ai honte de ma lettre d'hier si stupide et décousue. J'en ai honte en recevant la tienne fraîche, et pleure encore de l'air d'une journée heureuse. Mais écoute, il faut que tu me promettes une chose: 'Même quand je n'aurai plus du tout sommeil, je jure, Colette, de te laisser dormir encore' (...)   A cette seule condition chéri je pourrai t'écrire des choses moyennement intelligentes, voire même humoristiques"   Colette rappelle alors qu'elle s'était couchée à 1h du matin et levée à 5h. "Cela doit tout t'expliquer"
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1 février 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Simple carte postale (vue du château de Boisy) commençant par "Chère Colette". A part le chahut autour de lui, rien de sérieux.
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1er Février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Quelle difficulté à se comprendre! "Je ne sais quelle vase a remué notre conversation d'hier après midi, mais je ne suis plus stable, je nage en eau trouble. La vérité d'une semaine n'est plus valable la semaine d'après. Chaque fois que j'ai cru toucher à une certitude d'ordre humain qui nous concernait, qui concernait notre bonheur et l'élevait un peu au-dessus du train courant, toi, tu as tout démoli. C'est exactement la 3° fois que cela se produit. Et je constante que tu ne le fais pas exprès, c'est toujours une petite réflexion innocente qui fait le caillou dans la mare. Malheureusement on ne sait jamais jusqu'où les ondes vont s'élargir. ... Tu sens à ta manière et moi à la mienne, seulement je croyais que cette fois-là (à Boisy) notre manière de penser avait été commune ..."
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2 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
L'intitulé des jours (Lundi soir et mardi), la référence à la Chandeleur (Vendredi) l'expédition le samedi compliquent la datation. Envoyée le 3 février (cachet de la poste) mais commencée Lundi soir à 8h, "Ce jour a été pareil aux autres, pareil quant au travail, la classe, le feu, la radio et cette pensée sourde: André jeudi a sombré dans l'oubli, son athmosphère bien que caractéristique ne doit pas émerger. S'il n'y avait pas dimanche, tout serait bien. Il n'y aurait que l'attente confiante, mais cette coupure, je la redoute un peu ..."   Suivent quelques idées pour que Mr F. directeur de Boisy utilise mieux "les compétences de ses collaborateurs voire même de ses élèves".   La lettre au crayon, se poursuit Mardi   "Vers midi, j'irai manger des crêpes car c'est la Chandeleur" (Vendredi 2 février!) "J'aimerais que tu sois là avec moi. Je les ferais sauter en l'air et si je ne les rattrapais pas, je saurais que je ne me marierais pas dans l'année."   Un billet à la plume est joint "Après le coup de téléphone. Mon Dieu, que c'est long pour t'avoir quelques secondes. Renaison s'impatientait: une voix de femme courroucée m'a conseillé de me servir d'appel téléphonique la prochaine fois. On a coupé puis rendu. J'ai entendu ceci 'Allons donne lui donc sa communication, la pauvre!'.   Puis vient la question du départ à Boisy alors qu'il n'y a pas de remplaçante et qu'elle doit certainement quitter la classe un peu tôt pour prendre son train:   "Je ne sais encore ce que je vais faire pour mercredi. Si la suppléante était là lundi tout serait bien. ... Mais pour chaque absence il faut en référer à l'Inspecteur, c'est bien gênant. Il suffirait que la suppléante arrive un jour d'absence pour que le pot aux roses soit découvert ..."
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2 février 1946
André à Boisy
Colette à Montbrison
André éprouve de la culpabilité pour cette séparation. Mais "A Roanne j'ai couru les libraires. c'était assez charmant. J'ai acheté le n°8 de 'Chaix' et du papier à lettres. J'ai vu des écolières, quelques bouts de rues, c'était l'ambiance qu'il me fallait."   Regret à propos de la carte, "anonyme vue et anonymes mots" ... griffonnée dans la salle des fêtes toute retentissante des cris des gosses ... J'étais quand même un peu avec toi par le truchement de certains personnages " ( des scènes) "je me suis fait présenter une certaine 'Jo'. un peu cavalière d'allure, cheveux blonds fanés frisés à la crépu, lunettes tout rondes. Ensemble sympathique. Et puis c'était un peu de toi, Colette, ma Colette adorée"
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3 Février 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Dimanche soir, chez elle à St-Etienne, "Paul mon frère lit dans son coin." Mozart à la radio: "La Flûte enchantée" ... cafard, dégoût, ennui. L'idée de retouner à Boisy me fait presque mal depuis notre conversation. Là j'ai été heureuse, j'ai cru à quelque chose d'élevé (...) Tout est à reconstruire, oublier (...) Je ne puis empiéter sur la classe ... Ne pourrais-tu avoir le vendredi au lieu du mercredi ? ... Assure-toi aussi que ma visite n'importune personne ... Nous pouvons offrir de payer l'hospitalité donnée ... Si tu devais écrire 'ne viens pas' je serais déçue ...   Samedi après midi en longeant le canal j'ai vu passer le "Bordeaux" ... J'aurais pu y être dedans et cela m'a serré le coeur ... Est-ce que mercredi soir j'y serai ?" Lettre envoyée avec un brin de mimosa séché.
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4 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Lundi matin 4 février 8h. Je retrouve avec joie ma classe déserte et ces quelques instants de liberté qui me permettent de commencer une journée avec toi. Le spleen du dimanche s'est évanoui, quel allègement. Cela vient certainement de 'l'anneau magique' que j'avais oublié au Sardon sur une étagère de l'évier et que j'ai retrouvé ce matin. Aussitôt, le monde a changé de couleur ... En marchant dans la nuit, j'observais les étoiles et je pensais que la lumière perceptible était vieille de mille ans et plus. Peut-être existe-t-il un univers secret qui recueille comme le nôtre la lumière des étoiles, la vibration de nos frêles existences, longtemps après que nous avons cessé de vivre ..." &nbp; 12h, arrivée d'une carte d'André. Il n'écrit qu'un 'chère Colette inusité enre nous' et qui en fait "la plus quelconque des correspondances s'il n'y avait en finale griffonnée à la hâte ce 'je t'aime' qui avait l'air de se cacher des indiscrets. Mais tout est balayé en cette minute où je pleure de détente et de nostalgie..."
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5 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Mardi 9h 1/2: "... je pense que demain soir est proche. J'ai le coeur rempli à éclater. Tu ne sais pas? c'est une tension, une douce violence comme un fleuve chaud, une sorte de fièvre heureuse et triste ... Il n'y a que cette conscience éclatante de l'amour qui possède tout. C'est un état plein de promesse, de félicités, mais aussi angoissant que celui d'un somnambule, vivant son rêve, qu'on éveillerait sur le bord d'un toit. Ce réveil m'a été infligé la semaine dernière. Je le redoute encore. C'est pourquoi à la douceur du songe se mêle une sorte de crainte. Je ne sens plus la faim, ni la soif ... le temps coule et maintenant il va vite ...   12h. Le courrier m'apporte deux lettres et c'est charmant ... en cette minute le facteur t'a remis ma lettre datée de dimanche. Elle était triste aussi et je n'ai pas hésité à te l'envoyer ... Moi aussi, André, je désire avec une sorte de folie cette vie unique où nous serions comblés l'un et l'autre. J'ai déjà eu de tels instants, et c'est beaucoup. C'est la raison qui me permet d'en espérer d'autres et de surmonter les moments de dépression. André, il ne faut pas que l'un des deux doute et ramène tout à un plan moins élevé, moins absolu, sous prétexte qu'il a parfois des déceptions ... Nous ne pouvons pas accepter la médiocrité."
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semaine du 4 au 9 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Difficile de lire la date d'expédition sur le cachet de la poste ou de la gare. Mais Colette vient d'apprendre "le dédoublement de la classe. Maintenant je n'ai plus de raison de rester ici. Je rêve de Boisy l'an prochain. Est-ce que ce sera possible? ... Peut-être est-ce le dernier jour où les petits sont avec moi et lundi la classe sera une chose morte que je n'aurai guère envie d'animer. Enfin, les gens seront contents, ils ont tellement voulu ça."   L'arrivée de sa collègue est relatée dans le courrier du 11 février. La lettre contient aussi un récit très "prince charmant, enfin, jeune seigneur ombrageux". Puis les habituels tourments de la séparation et affirmations d'amour.
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9 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre le vendredi au retour de Boisy: "Quelques bourgeons roses et gris. Leur fine image dans une glace. Voilà ce qui demeure dans ta chambre et ici des jours passés à tout jamais. "For ever". Entre les branchages délicats se meurent des images étranges, l'habitation du "Grand Meaulnes", le vallon des chevaux, la chevauchée des nuages, et cette route de cauchemar où nous allions comme deux enfants perdus ..."   Samedi à la récréation de 10h 30. &nbp; "Je t'ai vu André avec des visages divers car tu m'as beaucoup et j'ai beaucoup appris de toi ces 2 jours" ... 12h 1/2 J'ai poussé jusqu'à la boîte aux lettres. La violence du vent est telle que j'en ai eu le souffle coupé. Je suis vite rentrée dans la classe ... Une vieille loque sinistre se balance sur les fils électriques: un pendu ou son âme qui sait? ou peut-être une intention de se pendre qui a pris forme. Moi je pense à ce château de Boisy où l'on peut se promener des heures sans trouver âme qui vive. ..."
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10 février 1946
Colette à St Etienne
André à Boisy
Triste dimanche, pour Colette, un sentiment de temps perdu: réveil à 11h du matin avec un fort mal de tête. Visite chez les parents d'André "Et là malheureusement ce que j'ai retrouvé, ce n'était pas toi mais l'enfant de ses parents. Ton père était fatigué. Je les ai quittés seulement à 7h, lasse et triste. J'ai obtenu une photo de toi qui me plaît infiniment." Une fin de lettre sans joie et tourmentée.
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10 février
Colette à St Etienne
André à Boisy
Longue lettre postée le 11 février de St-Etienne. Elle a bien reçu la lettre d'André qui garde un souvenir différent et positif de leur dernière rencontre. Elle s'en félicite mais donne sa vision des choses, "... ne sois jamais plus inquiet auprès de moi, chéri, je voudrais être pour toi le repos et la détente ...". Elle a été malade samedi et n'a pu aller voir les parents d'André. Dimanche, elle est allée voir son amie Hélène, très gravement malade. "C'est efrayant de la voir, elle ressemble à une morte. Elle rejette tous les remèdes. On ne peut plus que laisser faire la nature" (Hélène guérira heureusement) Elle a aidé son père (Pierre THIOLIERE) à corriger la revue de l'Industrie minérale. En rangeant un placard, elle a retrouvé ses livres, les poèmes de Rilke, les cours de philo. Elle forme le projet de se remettre à la philo et l'Anglais avec André. Nostalgie du temps où elle était élève.
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11 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Pourquoi ce silence ? je crains que tu ne sois malade ... Comment peut-on supporter calmement le silence et la séparation? ... Je t'en prie soigne-toi bien. Fais attention à tout: à ton estomac, à ta gorge, à ton rhume et ne dépasse pas la limite de tes forces comme cela t'arrive parfois. Je me trouve très mal ici pour t'écrire, la suppléante est arrivée. Je me trouve directrice et bien embêtée. Et je lui en veux de chaque bruit qui témoigne de sa présence dans la maison. Elle a au moins 5 ans de plus que moi et elle porte la barbe piquante. Non, je viens de voir le registre matricule, elle est née en 1921 en Hte Savoie. Elle a fait la classe à Thonon, à St Martin la Sauveté et puis fini dans un village d'enfants. Et elle a pas mal de toupet, pour tout dire." (Il s'agit de Mlle D. future Mme J. qui restera au Sardon jusque dans les années 70'; tout, dans ces premières impressions, présage des relations exécrables qu'elles entretiendront désormais)   "Monsieur Soyer (photographe, père de son ami Hélène) a accepté de développer les photos. Je crois qu'il les apportera mercredi matin au train ...   Il serait bon d'avoir un souvenir de Boisy qui ne soit qu'à nous deux."
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12 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"André, inexplicablement je t'ai senti tout à l'heure. Je me suis aperçu soudain que je n'étais plus avec ma classe, mais avec toi d'une façon si précise que j'ai eu l'impression de te quitter en revenant à la réalité. Ah! je crois que voilà une lettre de toi, j'aperçois l'enveloppe bleue entre les mains d'un élève ... Tu t'es fatigué à remplir 4 pages, de celles qu'on saute dans un livre pour savoir ce qui vous intéresse. Mais non, je n'ai pas trouvé ce qui m'intéressait. Je n'ai senti que lassitude, une sorte de dégoût. Elle fait l'effet d'être écrite par quelqu'un qui aurait la 'gueule de bois'. Enfin, me voilà rassurée sur ton état de santé.   On m'a apporté un bouquet de violettes: les premières de ce printemps. Je t'en envoie une .." (Elle est toujours dans l'enveloppe)   Un second billet, évoque un retour de St Genis, "la petite chouette criait encore ses amours. Près du torrent je me suis arrêtée pour respirer la fraîcheur de cette eau qui ressemble à l'Aix. Alors je me suis souvenue de cette nuit au château où je dormais dans le bruit de l'eau et dans la fraîcheur de l'eau; sachant que toi tu étais si proche, je me suis rappelé l'odeur des pommes et la pureté de ce bonheur qui sentait l'automne et les prés mouillés ... Ce n'était pas la folie furieuse du désir mais la joie enfantine de 'faire' ensemble."
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Hiver, février 1946 ?
Colette à St Etienne
André à Roanne
Date du cachet illisible. "Ce dimanche-ci ressemble aux autres et à ceux par douzaines que j'ai vécus sans toi, avant de te connaître. Je voudrais m'évader de cette ambiance pour qu'elle ne transparaisse pas entre ces lignes." Suit alors une petite revue de presse et de compte-rendus d'écoute d'émissions radio ('Bonjour chez vous').   Exaspération de Colette contre les critiques d'Art: "J'aimerais savoir pourquoi il est impossible de faire une critique d'art, ou un essai sur la peinture contemporaine en se servant d'un langage intelligible (cf l'article de Rouault)?"   et à propos de ce qu'écrit Mr Courthon, auteur de la critique contre George Rouault: "Je reste encore perplexe devant: 'la confusion des langages dont les pouvoirs se meurent dans l'ombre de la tour (allusion à la Tour de Babel) orgueilleuse' ... ???"   Colette s'indigne aussi en défense de "ce pauvre Henri Pourrat mis à mal" Et puis, la question permanente: "Que faisons-nous jeudi ? Vers quelle heure peux-tu être à Lyon. De toute façon le premier arrivé ne quitte pas Perrache et se tient dans la salle d'attente de 3°" etc ...
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14 février 1949
André à Boisy
Colette au Sardon
La veille jeux de ballons des enfants (ballon dans l'eau de l'étang), "cinéma bougeant 'le Devoir' sombre drame cornélien parmi les territoires américains. Un policier amoureux de la fille de celui qu'il doit arrêter" etc "pas du tout américain: les coups de poing étaient mous et la gueule de l'assassin avait les lenteurs d'un Raimu avachi" ... Visite annoncée du "propriétaire du château, la Ligue de l'Enseignement" . Fatigué pendant deux jours. Salle d'attente qui résonne du bruit des pas, les "même salles à Roanne qu'à Tarascon, Montpellier et Langogne ... Un chant de Marocains résonne, "anormal en ce lieu". Invective des Marocains par le chef de gare en colère parce qu'ils voulaient prendre la Micheline avec "leurs sacs". Le patron m'a montré sa collection de timbres. C'était beau. Dans sa chambre, deux lits de fer côte à côte, séparés par une table avec des bougeoirs. 'Ah quand vous avez une femme' ... le pauvre homme, deux lits côte à côte. Où est le calme de la gentilhommière, Colette chérie"
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15 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Envoyée, avec un brin de mimosa, vendredi 15 au soir de St Etienne. Mercredi: rêverie sur la tour (Boisy ?) et des personnages de la mythologie finnoise, la Vierge Anniki, le vieux Vaïna (Vaïnamoinen). "Dans le chemin de ronde, les chauves-souris ont dansé, leurs ombres s'accouplaient sur les murailles pour des amours fugitives et ce ballet fantastique berçait la mort d'Ophélie, la mort lente d'Ophélie dans les fossés qui n'avaient plus d'eau. Elle tenait sa tête sous la boue, elle la forçait des deux mains à boire tranquille dans la vase et tout son corps tressaillait sur le gazon doux. Les chauves-souris dansaient en attendant le jour"   Jeudi soir: "En t'attendant chez Hélène, André. Tu seras reparti pour moi dans quelques heures. Et il y aura de nouveau 8 jours entre nous. ... je ne puis t'en vouloir de douter parfois car moi aussi il m'arrive de douter d'une autre manière, par exemple quand je me laisse décevoir par tes lettres. Mais pourtant mon amour tu dois savoir que toi seul m'occupe inexplicablement. Des erreurs comme celle de ce soir ne doivent pas se reproduire, elles font mal inutilement. Et il ne doit pas y avoir de suspicion entre nous. .. Que craindre? Je voudrais le voir, ce sourire que tu n'as que parfois. Pourquoi n'es-tu jamais content de toi et des autres, pourquoi ne pas t'abandonner? André, je ne peux pas te donner plus de preuves d'amour que celles-ci. Même si je marchais comme une aveugle parmi les êtres, même si je n'entendais plus leurs propos, même si j'étais muette sauf avec toi, André je ne t'aimerais pas d'avantage pour cela.   Minuit et demi. André je t'aime. nous serons heureux. bonne nuit chéri à demain ... Ecris vite même si c'est vague, même si tu es fatigué, au fond c'est si bon de tenir entre les mains ton enveloppe."   André semble n'être pas venu ce jeudi, jour de congé pour Colette.
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18 février 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
La lettre s'ouvre sur: "Je vais sans doute faire la classe de G."   Puis le temps, le calme du matin, une rencontre dans le train. "J'étais un peu avec nous en parlant armée, politique, de Gaulle et Giraud avec un sergent libérable qui roulait sur Angers. Il avait été en Afrique du Nord en 1943 ... Puis j'ai flané" (à Roanne) "parmi les livres. J'ai trouvé à la 'Bibliothèque du lycée' des livres introuvables ailleurs. J'étais content. Et l'on m'a dit qu'il y avait bien un lot de cartes murales, encore fallait-il faire une liste de celles qu'on désirait. Tu vois ce qu'il me reste à faire ... avenue de la gare, j'ai ressenti la légèreté de la vie d'autrefois, les trottoirs avaient la même sonorité ... et surtout une bouffée d'air qui ... me rappelait vraiment les premiers jours du printemps. Qu'il est doux alors d'avoir deux livres neufs à la main et quelqu'un qu'on aime sans désir trouble. Ce sont de telles impressions qui me font aimer la ville plus que tout autre lieu au monde..." Il revient à la veille, un "au revoir du jeudi soir ... absurde puisqu'on ne se quitte vraiment que lorsque les trains quittent au matin la ville. Mais il n'empêche que ce départ a été sain ... le plus bel adieu est celui où l'un s'en va et l'autre reste. Car celui qui reste jouit de tous les mouvements de l'autre ... "   Suit une laborieux développement de cette idée et "Colette chérie à bientôt je t'aime, André."
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18 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Un poème: "Sur le chemin du canal   Est-ce la terre ou le ciel? / le jour et la nuit ruissellent de lune / Le froid suspend un cristal visible, / Signe de l'hiver encore présent. / Soudain, soudain, ah! soudain, / L'aube nocturne enfante un son / Rond, modulé, dense, débordant, / Doux appel étoilé de passion vive. / Oh! Premier chant de Rossignol / Que l'écho des collines mortes / Apporte au ruisseau miroitant / Oh! Premier chant de Rossignol / Aile du souvenir, palpitante / Et mouillée, sur des feuillées / à venir."   La lettre commence sur le chant du rossignol, "dans une aube d'hiver piquante et pure, un chant qui attendrirait les collines et proclamerait le printemps. La lune ressemblait à Bette Davis quand elle a son air impérial plus que les rondeurs de la reine Victoria. Seulement les coqs ont tout gâté! Dès qu'ils chantent on est sûr de son affaire: le ciel se brouille, il se lève un petit vent humide et la boue de la cour redevient perceptible. Les vignes ne sont plus que murailles et muraillettes grises. les arbres reprennent leurs airs anémiques: un froid sale s'installe partout."   Plus loin, cette question: "Quand nous marierons-nous? André je me sens gaie et 'polissonne'. J'attends beaucoup de jeudi (n'interprête pas mal, mes idées s'enchaînent par cascades)...   Merci: ta lettre était charmante."
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19 février 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Il est à Roanne au café en face de la gare, "elle est triste avec son crépis jaune, le temps est venu jeter un mauvais sort sur notre duo. 'Puisse jeudi être une belle journée'. Rien n'invite au départ dans cette façade morne. Tout est mort. Et en moi retentit ton ironie criarde, un peu comme un corbeau s'il passait dans ce ciel sur cette gare morte. Et puis cette 'lettre charmante' qui fut la mienne me donne un regret. Pourquoi ce P.S. délaissé? Il est tout d'émotions que l'on voudrait noter et qu'on ne retrouve pas ailleurs, tant d'insaisissables mélanges de fraîcheur et d'intellect, que j'ai un malaise à t'écrire cette lettre-ci ... Colette chérie, Lyon fut brillant pour nous cet été, je voudrais que nous retrouvions cette luminosité ... tu me manques surtout au moral... J'ai besoin aujourd'hui de mots éclatants pour remonter. j'ai besoin de 'postière", de 'robes', de 'sacs', de 'cigarettes'; j'ai besoin de te dire à chaque ligne 'Colette chérie' ce que je ne fais pas à l'ordinaire ... Colette déchire tout de suite cette lettre (je t'en prie) et sache que ... je t'aime absolument"
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19 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette vient de recevoir le courrier d'André, et organise la rencontre à Lyon, l'un venant de Roanne, l'autre de Rive de Gier. Trois pages rapidement écrites, mais elle revient à eux sur la fin. "J'aimerais que nous ayons un beau décor jeudi et pas un ciel sombre. (...) les fleuves dansent gaiement et étincellent au soleil, que la ville ait les tons roses et gris tendre du matin et qu'il y ait des pigeons et des moineaux pillards à Bellecour."
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21 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Mardi soir 19 février, 8h 30: "André je crois que je me suis illusionnée, que les années couleront avant que nous puissions vivre ensemble. On est en train de licencier les suppléants, alors adieu Boisy. Je pense à cette journée de Jeudi qui va commencer à 10h si tout va bien et finira à 8h du soir dans un train. Un adieu hâtif à la gare et ce sera fini pour 8 jours (...) Et ça peut durer 2, 3, 4 ans jusqu'à ce que le hasard te donne la situation que tu juges nécessaire à notre vie commune. Je suis toujours cette pensionnaire qui s'échappait le jeudi soir de l'internat et puis rentrait à la nuit, remplie de visions de fleurs, d'éclairages nocturnes et retrouvait le jardin silencieux, l'étude et l'étroite cabine où ses rêves se dissolvaient. Rien n'a changé (...)"   Mercredi soir à 8h. elle a reçu la lettre d'André, tristesse répétée de la séparation.
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22 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"8h: tu n'es peut-être pas très loin d'ici" (il doit être dans le train) "Est-ce un rêve, ce déjeuner dans l'ombre, cette sortie à pas de loups? Il ne reste qu'une cigarette qui sera bientôt fumée ... André je ne sens pas de tristesse comme à chaque séparation. Celle-ci a été assez douce pour moi qui demeurais dans un lieu familier. Toi tu auras les gares, la longueur d'un trajet: mais ce sera le jour, je t'accompagne en pensée et toi tu demeures avec moi dans chaque pièce. ... Le soleil jette une grande flamme sur les vignes, la neige brille d'une manière ravissante. Il est bientôt 8h 33...   10h Je vois des images dont la beauté pourrait fournir le sujet d'un poème. Ces images sont des souvenirs nocturnes, ces souvenirs habitent avec moi la chambre où ils sont nés.   11h 1/2 je repense à notre conversation de Lyon au sujet de la Pédagogie. Je suis contente que cela t'intéresse. Peut-être serait-ce notre seule chance d'exercer le même métier. J'espère que les compressions administratives et autres mesures analogues ne vont pas mettre au départ des bâtons dans les roues. Je crois pour Mardi Gras avoir les jours suivants" (du Dimanche 3 mars au Jeudi 7) .. Je crois que tu pourrais venir à St-Etienne étant donné que tes parents ne t'ont pas vu ... André je ferme les yeux. Une odeur de Camel flotte dans la classe ... Je suis en verve d'imagination de costumes" (suit une énumération de tenues) "André pardonne ces divagations de petite fille. j'aimerais être belle pour toi. J'aime que tu sois fier de moi à tous points de vue. Je t'aime .."
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24 février
Colette à St-Etienne
André à Boisy
"André, je me sens exclue de la maison" (de ses parents). "Je m'en exclus moi-même. Nous n'avons pas su, pas voulu nous faire adopter. Je vois comme au contraire le couple Pépé-Louis a su gagner les bonnes grâces de tous. Chacun les accueille avec sympathie. Ils ont cette approbation que nous ne recherchons pas et que nous avons pourtant la faiblesse de regretter. On leur a trouvé une petite maison. Lui travaille avec acharnement pour passer un examen (ingénieur en béton, je crois) et à l'automne ils seront déjà mariés. Tout cela plaît infiniment aux familles. C'est un couple selon l'ordre moral et familial, pas comme le nôtre. De nous il n'est pas question. On ne m'en parle plus. J'ai parlé d'un mariage en juillet, mais mon propre scepticisme semblait les avoir gagnés depuis longtemps et il y a eu peu d'échos. Loin de toi par la distance, loin d'eux pour d'autres raisons. J'ai senti tout à coup l'étrangeté de ma situation. Il n'est pas facile ni doux de vivre seul. Mais nous sommes l'un et l'autre solitaires par tempéramment non par choix et notre amour ne peut être sociable ... Il est sauvage et a besoin de solitude pour se développer ... J'en arrive à détester mon passé, les êtres que j'ai connus, les rues autreois traversées et je me demande André si j'aime mes soeurs, si j'aime vraiment mes parents ..."   lettre assez noire, qui se conclut ainsi:   "André tout dépend de toi, fais tout ce que tu pourras pour que je puisse aller près de toi. Je n'ai plus de chez moi que cette école où rien ne m'appartient. Mais partout où nous serons ensemble, la lumière et les nuages seront à nous. Je t'aime."
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lundi 25 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Ma porte était ouverte sur la pluie, sur la perspective du chemin s'engouffrant dans les collines. Tout devant venait le jardin, puis le plan doucement bombé d'un pré glauque aux assonnances aquatiques, un arbre nu court et beau ployé sous l'eau. Et derrière, sur le profil atténué des montagnes, le ruisseau lent des gouttes lumineuses dans le gris. Mais ce n'était pas le gris qui les faisait chanter, pas seulement lui: plutôt sa contigüité avec la tache sous-marine. C'est le vert qui donne à la pluie son éclat comme les touches de carmin aux oreilles de l'actrice illuminent sourdement tout son visage et seuls responsables de sa beauté (cf le 'soulier de satin'). Tu aurais aimé ce paysage simplement décomposé en couleurs franches et humides. Tu aurais aimé l'intimité de ces lignes et de ces volumes tout enveloppés de silence et d'indécision. La réalité des faits est sans importance. Ce qui compte c'est leur répercussion en nous."
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26 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Une longue réflexion sur Paul Valéry, André a lu le "Cimetière marin" . "Elle le cite: 'Il faut se croire difficilement soi-même sur parole' [et pratiquer ce sport intellectuel qui consiste] 'dans le développement et le contrôle de nos actes intérieurs'.   Il me semble que cette indication est l'explication même de 'l'unité' que tu (André) découvres au 'Cimetière marin'. Valéry se pense et nous, nous nous sentons"   Et puis reviennent les pensées douloureuse "André, (...) j'ai souffert comme toi et au même moment de cette difficulté presque insurmontable où nous sommes de créer constamment notre vie ... J'ai besoin de ta présence et je déteste ce qui n'est pas "nous".
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Un vendredi de février ou mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Vendredi matin midi, 7 petites photos étalées sur un bureau et je revis nos journées heureuses, la soirée d'hier et celle de Boisy, et je t'ai avec moi sous un visage connu et non sous des images qui n'ont jamais été les nôtres. Je sais bien que des photos même spontanées ne sont pas les reflets d'un état d'âme. Pourtant chéri, ce sont les rares photos que je connaisse de toi où tu as l'air heureux et détendu. Pour moi je t'en prie ne regarde que les jambes, il n'y a que cela d'acceptable; la photo des créneaux est vivate mais le vent gonfle les vêtements, ce qui épaissit la silhouette. Et celle du jardin me transforme en une petite marionnette stupide. Un dessin maladroit montre Colette tenant un panneau 'J'aime André' et une légende: 'l'amour vu par Marguerite'. (Il peut s'agir d'un clin d'oeil à Marguerite G., militante communiste et résistante, amie de promotion de Colette.)
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mars 1646
André à Boisy
Colette au Sardon
Pas d'enveloppe, mot sans repère, sauf Vendredi soir. Le jeudi passé, c'est difficile: "Je voudrais étouffer à jamais le milieu quel qu'il soit dans lequel je vis. Je voudrais être passant. Je voudrais te chercher et te rencontrer aujourd'hui au hasard d'une rue chaude, un peu déserte.... T'envoyer ... la simple vision des pêchers en fleurs. Je crois que tu les aimes bien ... J'ai véritablement découvert un arbre en fleurs et j'ai pensé à nous ... Colette si tu savais cet après-midi, sur cette page si difficile, le poids de ce qui la débordait et la baignait?"
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1 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Une lettre très ferme sur l'interprétation qu'André donne à l'aspect charnel qu'a pris leur relation. "Je conserve le souvenir de ta défiance vis à vis de moi, ou de ce qu'il y a d'humain en moi (égal faiblesse)   les actes accomplis dans l'amour ne peuvent être jugés que dans cette ambiance. Je ne désire d'ailleurs pas me justifier, surtout pas à tes yeux car en définitive il me semble bizarre que 'toi' tu juges. Et tu ne peux te donner ce droit que hors de l'amour en tant que non intéressé. Mes remords ne te concernent pas, s'ils existent encore. Je sais que l'habitude des hommes (et je parle ici du mâle) est de mépriser la femme qui leur cède en dehors de toute garantie sociale ou religieuse. C'est d'ailleurs la raison qui oblige les parents à contrôler si étroitement et peut-être de manière si formaliste les actes de leurs filles. La reconnaissance du ventre n'existe pas et il leur est difficile d'admettre qu'une femme puisse découvrir dans un acte physique autre chose qu'un plaisir physique, et ceux-mêmes qui sont habiles à persuader que l'amour justifie tout, pensent dans leur for intérieur qu'une femme qui cède peut trahir. Peut-être ont-ils raison après tout. Tant pis pour eux s'ils sont dans l'incapacité de comprendre les mobiles qui poussent une femme qui aime. Je ne soutiens pas la thèse ridicule que la femme donne et l'homme reçoit ... etc ... c'est faux. Il y a échange réciproque en ce qui concerne les relations corporelles, même si le plaisir n'est pas intense, même s'il est très faible, il y a toujours une douceur immense à être auprès de l'être aimé ... André, quel que soit ton point de vue à toi, je suis prête à l'accepter. Ce que j'ai fait, je l'ai fait par amour pour toi et dans l'espoir que chacun de mes actes augmenterait cet amour ..."
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4 mars 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
"Hier dimanche, je n'ai pu t'écrire". Maman était malade et jai travaillé tout le jour sans penser à rien, heureuse que le temps coule vite dans l'espoir que lundi matin m'apporterait une invitation au voyage"   Elle a reçu la lettre d'André et s'inquiète: "Pourquoi cette tristesse André? peut-être est-ce l'ambiance autour de toi qui t'influence. Je suis presque effrayée de voir combien tu te lasses vite d'un cadre. Chéri, ce dégoût ne retombera-t-il pas un jour sur nous?"
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5 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Petit billet. "Un oiseau seul sur une branche chantait encore l'espoir quand je suis revenu de mettre ton télégramme à la poste." Givre, mais dégel, espoir qu'elle puisse venir, que les deux livres lui rappellent combien il pense à elle ... "Colette chérie, bonne fête" (6 mars) "bon anniversaire" (1° mars). "Comment penser à toi sans penser surtout à moi? je t'aime André"
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du 6 au 8 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Mercredi 6 mars, (à la plume) avant de prendre le train pour Roanne. ""Quand tu recevras ces mots, je serai déjà venue et partie. Je sentirai la tristesse des séparations, peut-être aurais-je le souvenir d'une belle journée. En cet instant où tu me lis, qu'y a-t-il au fond de toi, André, bonheur, déception, regret, lassitude ? C'est le mystère du temps à venir et peut-être n'entreprendrait-on pas grand-chose si l'on savait." 8 mars: "1h. Ta lettre sur la bruine est arrivée par un temps de petite pluie. L'atmosphère est semblable ici et là. Mais ici il n'y a pas d'intimité. Ici c'est 'l'école' c'est à dire presque une maison publique (...)"   Puis, au crayon dans le train, elle exprime à nouveau la douleur de la séparation: "Ta silhouette est demeurée sur le quai de plus en plus imprécise comme une simple image dans le souvenir qui s'efface ... Je suis abrutie de fatigue et vais m'allonger un peu et sentir cette plénitude. Je t'adore. Colette"
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8 au 11 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre expédiée le jeudi 8 mars, bien qu'elle l'ait daté du vendredi 11h! Peut-être n'a-t'elle pas été remise dans la bonne enveloppe après lecture ultérieure ? "André pourquoi t'inquiéter? Jamais tu n'es en repos. Jamais en confiance et ton doute perpétuel agit sur moi comme un dissolvant. Hier tu étais énervé et inquiet à un degré que je ne te connaissais pas. Dans ces moments tu es un autre être qui me fait presque peur, possédé du démon de la destruction. Tu te détruirais toi-même avec plaisir ... Je sais ce que tu cherches dans mon amour, ce n'est pas tant une jouissance du corps et de l'esprit que l'attestation de ta propre valeur ... Tu n'aurais pas recherché une sotte, parce que son amour ne t'aurait pas donné l'image du toi que tu désires voir affirmer ou confirmer"   Néanmoins, cette lettre essaie de répondre à ces questions, positivement. "André on peut aimer pour bien des raisons. Je sais en tout cas ce que j'aime en toi et aussi nettement ce que je n'aime pas. J'aime un sourire, un toucher extrêmement jeune soudain sur ton visage, un torse sous une chemise bouffante, un enthousiasme d'enfant pour des choses simples, une manière de voir et de sentir la pluie ou la matinée ... une grande douceur parfois, une vivacité soudaine, en général les démarches de ta pensée, ton habitude de réfléchir et de juger, un sens critique aigü (trop), le souci de te créer une vie en harmonie avec toi-même, l'inquiétude de tout ce qui peut t'empêcher de réussir. Je t'aime à cause de ton orgueil qui te force à ne t'appuyer sur rien et à te méfier de tous a priori ... Ne sois plus jamais comme hier soir André. je t'en prie ... Je ne peux penser sans malaise à ce qui s'est passé et à cette scène étrange et stupide. Si tu es tourmenté, sois-le tristement et pas d'une manière détestable pour nous deux. Et je te demande aussi n'utilise pas avec moi cette manière de parler qui semble envoyer promener les gens. Nous nous étions promis une grande confiance de rapports. Je tombe de sommeil, je continuerai demain à t'écrire. André je t'aime, ne gâchons rien ce serait lamentable. Colette"
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9 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette considère sa lettre banale et s'en excuse. "Je suis montée dans le vent jusqu'à St Genis. Il neigeait et c'était étrange d'aller dans ce froid entre les petites murailles des vignes dans ce froid coupant, avec des jambes cotonneuses et une bizarre impression de fièvre. J'allais très vite, les ouvriers dans les vignes continuaient tranquillement le travail commencé dans le printemps, ils avaient seulement mis un sac sur leur tête ce qui leur donnait une allure de Robinson Crusoë."
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11 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André laisse vagabonder son imagination en Angleterre à partir d'une émission de la BBC en Français. Rêve d'y aller, réveil dans la campagne anglaise, voix de l'hôtesse qui "nous débite des choses simples sans méchanceté ni rancoeur , et pourtant des questions simples de vie anglaise (je ne me les rappelle plus) prennent un sens élevé et noble".   Retour au château: "Les murs étaient d'or et sur les champs la rosée donnait une ligne d'horizon brillante comme si, à travers les arbres, c'eut été une mer immobile qui apparût... Hélas tu es loin et, si la campagne est aussi vue de ta classe, si elle te donne le cadre essentiel du travail, tu ne peux pas la goûter pleinement. Ce travail que nous nous devons d'accomplir au sein de la société est trop linéaire, c. à d. qu'il se développe sur le même plan. C'est toujours les mêmes gestes et les mêmes classes à refaire sinon chaque jour, du moins pour toi chaque année au plus. Cet élan qui nous vient du printemps nous porterait par contre tellement plus loin si notre travail était personnel et progressif. Alors pour calmer notre faim de réalisations, de créations, il nous faut trouver les réalisations des autres. Pour moi, je n'ai pas de plus réel bonheur alors que de découvrir l'effort d'un autre." Il s'agit des oeuvres littéraires ..." Une page d'une lettre de Colette se trouve dans l'enveloppe "peut-être dépendons-nous beaucoup trop de nos sensations. Nous ne construisons pas, nous éprouvons "
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11 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
On doit être un lundi:   "Il a plu un peu ce matin malgré le froid et en venant j'ai vu et entendu le rossignol". Elle écrit de sa classe au Sardon, espère voir André le Jeudi: "On est à 5 semaines de Pâques".   Donc le lundi 11 mars, Pâques étant le 21 avril. La lettre est centrée sur la préparation du mariage, qu'elle espère le mardi après Pâques. Le projet est très simple:   "Si je ne craignais de blesser les uns ou les autres, je voudrais que nous soyons tous les deux avec deux témoins inconnus. Je tâcherai simplement d'être belle pour toi ce jour-là et je désire aussi que tu sois beau. Explique s'il te plait la chose à tes parents".   Elle précise: pas de "frais de toilette ou repas aux uns et aux autres. A la maison on vit au jour le jour et je préfère que maman aille se soigner à Vichy plutôt que de dépenser des milliers de francs en costume ou nourriture (...) D'ailleurs l'affaire n'intéresse que nous et si l'on veut ripailler, il y a bien d'autres occasions qu'un mariage" Elle envisage donc un simple lunch.
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12 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
12h20. Redescendue de St Genis vers 7 heures, description du paysage   "ajustement des plans de montagnes, sensation de beauté ... couleurs de lavande, de gris ... volumes épaulés de neige ... Un verger au premier plan posait avec douceur la dentelle de ses branches nues sur la ceinture de montagnes. Je vais essayer chaque jour de t'écrire un passage en Anglais. Demain j'assiste à une conférence pédagogique sur les fameuses méthodes actives ... Je te dirai jeudi ce que j'en ai retiré
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13 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Deux mots, le premier à 6h30 du matin   "Je pars pour le Sardon ... Je veux que ma première pensée, mon premier mouvement vers toi au réveil s'expriment ici et te rejoignent le plus vite possible"   Puis une lettre, rappelant les souvenirs de la soirée passée ensemble. "Un instant dans l'après-midi j'ai retrouvé absolument l'ambiance de nos premières rencontres, cette impression d'excitation et d'attentive recherche, ce va et vient si rapide de l'un à l'autre ... Le soir tout a été plénitude dans la douceur la quiétude et le charme des images anglaises ... J'aimerais m'intéresser d'avantage à ma classe, ce beau temps me donne envie de courir les chemins et on dirait que ces coquins le sentent. Ils me supplient de les emmener promener"
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16 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André se plaint: "Tout me faisait horreur hier soir. Et je t'écrivais combien le retour de Pouilly allait m'être pénible après la hâte de l'aller. Ce départ pour te donner une lettre est toujours précipité et la joie est vite abrutie par la fatigue de la course. Je donne ma lettre et il me faut revenir" Dans le train depuis St-Etienne, il a lu et appris les vers de Stephan George qu'il consacre à Verlaine et Mallarmé. "Ce livre porte une senteur de beaux jours. C'était le temps du FUJ, le beau temps où tu me prêtais des livres. C'était des sorties après midi dans la ville toute frémissante des journées historiques et indifférente à nous ..." Torture de la pensée: "S'il y a des moments où d'être seul dans la nature je suis heureux, cela vient surtout de ma disposition personnelle et ta pensée n'est qu'un complément à mon bien-être, car en y pensant j'ai la nausée de cette solitude. Seule une pensée dégagée de toute image vécue, par exemple celle d'un livre ou d'un journal me donne l'impression de n'avoir pas baissé " etc.. Souvenirs de La Chabure (première école de Colette) "Je me suis rappelé un matin où je revenais de La Chabure en vélo en passant par la petite route. C'était si doux ce matin-là. J'aurais préféré cette école cent fois à celle du Sardon. La Chabure, ce fut nos premiers pas ensemble hors de la ville ... Ce matin j'ai écouté Londres. C'est toujours l'atmosphère de cet été qui revient à moi. La période fiévreuse des voyages à Lyon et des élections. Cigarettes, Flammarion, St Fons, ton manteau neuf et ton sac ... Colette, les bêtes fauves sont belles et souples. Heureux nous sommes d'ignorer leurs pensées"
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17 mars
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Déception, pas de lettre d'André samedi. Evocation du bas relief "Rhône Saône" à Lyon (Bourse du travail) Puis: "Mr Gl. est venu nous voir, il a parlé de choses intéressantes sur la Pologne et la Palestine. Maman et moi sommes invitées à la fête de 'Pourim' qu'on donne aux enfants juifs mardi soir. J'irai peut-être si je ne suis pas trop lasse. Cela m'obligerait à venir du Sardon et à me lever à 5h du matin. Mais je suis curieuse des coutumes juives."   Puis, elle revient à André:   "Il y a une grande différence dans notre manière d'être dans la séparation; chez toi le désir est joint à la vue ou à la sensation immédiate. Pour moi c'est très différent. C'est beaucoup plus persistant, l'absence exaspère cela. Pourtant j'aimerais qu'il n'y ait rien jusqu'à notre mariage."
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18 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André propose d'aller à Lyon Jeudi. "J'attends une lettre, la matinée est belle et je pense à toi en arrière plan de mon travail. Il est agréable de n'avoir rien à faire quand on est amoureux, mais quand on a fait l'effort nécessaire, il est tellement plus réconfortant de faire alors un travail enrichissant .." Püis long passage sur la foule: "cette foule nous la fuirions le Dimanche dès que son élan matinal s'est abruti dans l'apéritif et la promenade ... Nous ne sortirions que lorsqu'elle est fébrile d'action créatrice. Ainsi nous serions libres, nous vibrerions aussi du même enthousiasme qu'elle, mais grandis parce que nous serions hors de son emprise à elle. Rappelons-nous toujours de notre enthousiasme vraiment individuel des jours d'août 44 où nous nous mouvions aux abords de l'Histoire sans ressentir le poids de tant de gens. Rappelons-nous ces quêtes à travers Lyon (quand nous n'étions pas fatigués) ... Colette chérie, 'je t'aime' est un stade que nous avons dépassé. Mais comme il n'y a que des mots pour nous communiquer l'espérance, et que nous les comprenons en fonction de ceux qui les ont dits, je te dirai 'Je t'aime Colette' sans niaiserie"
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18 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Ils ont le projet de se retrouver à Lyon, manger au Parc ("André, apporte quelque chose") d'aller "au ciné"   Réfexion de Colette sur l'existencialisme: "J'estime que cette doctrine mérite mieux que la publicité de salons et les commentaires de presse dont on la gratifie. Elle touche d'assez près à certains moments de nos pensées à tous deux: ce souci de l'existence personnelle, de l'affirmer et de la justifier"   Une inquiétude sur un propos d'André: "Tu me dis ton dégoût du ménage". Hélas j'ai même peur de n'être pas assez à la hauteur dans ce genre de choses (...) mais je crois que tu peux me rendre ce témoignage: je ne t'ai pas beaucoup ennuyé avec des potins 'maison', ils m'ennuieraient aussi ... André chéri, ne parle pas de nous au passé. le temps du FUJ" (Front unitaire de la Jeunesse, regroupant les forces jeunes de la Résistance, avec un journal auquel ils ont tous deux collaboré) "est en nous, il ne nous a pas quittés. Ne nous dissocions pas en tranches comme dans le monde des calendriers"
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20 mars 1946
Colette au Sardon
André à Lyon
"André, en arrivant dans ma classe, j'étais ce matin un peu en avance et j'ai appris un paragraphe sur l'emploi de "n'est-ce pas". (Il s'agit ici de son travail en anglais.) "Je ne puis m'empêcher de sourire à me voir si appliquée quelques instants. (...) L'essentiel est que je travaille avec toi. ... Je lisais dans le topo sur l'existencialisme que chaque individu se sent en quelque sorte 'de trop' dans le monde. Il a besoin d'affirmer son existence et en même temps de la confirmer. Les uns cherchent cette confirmation dans l'amour, d'autres plus simplement dans la possession sensuelle. En fin de compte, le meilleur est pour chacun de se donner une tâche, tout en sachant qu'il ne doit pas trop croire même à cela. Il doit s'intégrer dans la communauté et essayer de lui être utile sans pour autant s'illusionner sur son efficacité. Je trouve le même raisonnement dans Kafka. Ce que je peux retenir c'est la notion de tâche, de travail commun. Ce sera pour nous si nous l'obtenons, le ciment de l'amour je suis de plus en plus d'accord avec toi sur ce point".
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22 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Je pense à ton velours et à une robe belle à toi et simple. Colette, ce sera un beau jour, n'est-ce ?" (Ils se marient en Juin) "Colette, il n'y a de bonheur qu'avec toi ... et je suis toutes les fois déçu au plus profond quand je reviens ici. Je voudrais être seul, absolument libre de ne pas participer à cette société dont tu me parles avec tant de considération dans ta lettre de Mercredi ... Colette chérie, où est le temps du F.U.J. ? Notre horizon était fermé par une porte à vitre dépolie et cela suffisait. Tu frappais, j'allais ouvrir et tu disais, un peu essoufflée 'bonjour' .. et puis nous nous amusions tout en travaillant. Que de couleurs perdues bien sûr! Mais le temps perdu, car le temps passait si vite! nous ne le regrettons pas. Colette chérie, cela me fait un peu mal d'évoquer notre solitude du FUJ."
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23 mars 1946
Colette du Sardon
André à Boisy
J'ai oublié de te donner les 5000 F, et les donnerai jeudi ou par mandat si besoin ... J'envie les gens comme les sionistes qui ont un état à construire. Cela dépasse étrangement le niveau du pain quotidien. Bien que je ne sois pas de tempérament sociable et philanthropique, j'envie cela parce qu'il y a une possibilité de travailler à une cause commune et deux êtres qui s'aiment pourraient y trouver un climat propice ... Envoie moi une leçon d'Assimil". Est joint un second courrier: "Chéri, je t'ai écrit tout à l'heure mais c'était si stupide, si incohérent, tellement sous l'emprise du sommeil ... Je n'ai ressenti aucune tristesse après ton départ, j'ai repris ma classe calmement. Les séparations à 5h dans le froid sont autrement pénibles. Mais c'est maintenant que je ressens une petite nostalgie. Je vais monter à St Genis à travers la campagne et les vergers... Je mettrai ce mot à la boîte et tu sauras demain que je t'aime. Je ne veux pas venir sur cette question de travail en commun, je ne sais même pas ce que nous ferons en octobre ... Tu as de la chance d'être disponible, encore non engagé et même si on t'acceptait dans l'enseignement, tu aurais encore la ressource de t'en aller."
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Lundi 25 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Ce matin 7h 1/2. J'ai ouvert mes fenêtres, la fraîcheur du matin, cette pureté humide pénètre dans la chambre. C'est cette ambiance que tu aimes! Le ciel est si léger et dans le jardin, chéri, les péchers ont fleuri comme un miracle sur la terre noire. Cette nuit ... au verger voisin ... je prendrai quelques branches d'abricotiers" ... Midi et demi. André j'ai été à la boîte et ne trouvant rien de toi, c'est tout à coup comme si j'étais vide ... Je ne t'ai pas parlé tout à l'heure de l'extraordinaire procession d'escargots qui jalonnaient la route. Ils ressemblaient tout à fait aux habitants de la Vallée des Lys" (Ste Maries de la mer) "la même coquille bariolée. J'aurais pu en ramasser plusieurs centaines ... Cela me rappelle la marche sur la "Maison Blanche" des rabbins d'Amérique ... 4h du soir. la classe s'est terminée sur le lied" (Sonate ?) de Mai de Beethoven. Toute la joie du printemps telle que les Allemands peuvent la concevoir semblait remplir la salle. Les enfants en ont été saisis."
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25 et 26 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lundi 9h du soir. "Il faut que je t'écrive maintenant, les fleurs d'abricotiers sont là, si merveilleuses devant la glace, comme une symphonie éclatante et muette. Je me souviens de cette nouvelle de Katherine MANSFIELD qui n'avait d'autre but, sous les réactions les plus subtiles des êtres humains, que de magnifier la beauté d'un poirier en fleurs. Ce poirier étant l'âme du drame silencieux qui se jouait entre trois êtres: après une réception banale, le mari accompagne les invités, la femme, la belle heureuse épouse, apreçoit dans la glace l'image de son mari embrassant l'amie et les pétales du poirier tombent d'une chute lente et continue sur le gazon plein de lune, devant la fenêtre ouverte ..."   Le lendemain soir, elle va "aider" sa "femme de ménage à 'sarmenter' (après la taille de la vigne). C'est un travail pénible et elle est malade. En revanche, elle m'a ouvert d'alléchantes perspectives de clafoutis aux cerises (je t'entends me dire 'Tu n'es qu'un ventre!')"   La lettre est envoyée mardi matin avec ce mot: "Mardi 11h aurais-je une lettre de toi?".
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mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Tampon illisible (1946) 2 timbres. Echec de la communication téléphonique entre St Genis et Boisy. Ils ne se sont pas vus depuis 8 jours et Colette attend le courrier: "J'ai envoyé un gosse au-devant du facteur craignant que ta lettre se perde dans la boîte démantibulée"   l'enfant revient bredouille à 1h disant que le courrier est passé plus tôt ce matin; "alors seulement j'ai fait apporter la boîte et 'elle' y était (depuis la matinée). De nouveau en la tenant j'ai été comme possédée, le monde a chaviré dans je ne sais quel cataclysme intime et je suis demeurée seule avec toi. Maintenant il me faudra un effort immense pour reprendre la classe ... Peut-être seras-tu là demain soir. Je ne sais que penser ... je ne voudrais pas que la Manu" (ancienne Manufacture d'Armes de St-Etienne) "te hape une fois de plus. C'est une ambiance qui n'est pas la nôtre. Je ne voudrais pas être ici l'an prochain. J'espère de toute mes forces que notre projet se réalisera."   S'inquiète-elle de ce qui arrivera à la fin de la période de surveillance à Boisy ? Aura-t-elle un poste proche de Pouilly les Nonains? ? André entrera-t-il dans l'enseignement? Sinon, reviendra-t-il à la Manu où il a travaillé à la fin de la guerre?   Passant de la plume au crayon, elle s'évade dans une rêverie de dégel à Boisy "goutte, goutte, goutte, cela était le chant de l'âme ... Il coulait de partout, des branches, des toitures, de l'ardoise et de ce grès rose ..."
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26 mars 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André a reçu une lettre de Colette "ne trouves-tu pas que 2 timbres sur une enveloppe ont une puissance d'évocation bien grande ... ?" Il lit une Histoire de l'Allemagne, et après avoir entendu une symphonie anglaise sur la BBC: "En l'écoutant, j'étais transporté par un besoin de diriger à moi seul les mêmes accords, les mêmes égrainements de notes. C'est alors que j'ai pensé à mon besoin d'hier soir de prendre la bêche et creuser la terre fraîche autour du gros tronc d'arbre. C'était un délassement, un abandon certain de l'effort intellectuel malgré ma fatigue et mes ampoules" Il oppose alors la paix "de remuer le sol avec un but défini et librement choisi" à "un travail anonyme et indéterminé dans le temps et l'espace" ... je pensais alors: que faire dans la vie qui réponde à vos aspirations? Peut-ête savoir et pouvoir quand on le veut diriger un orchestre, parler toutes les langues, adhérer à une infinité (toute relative) d'états de l'univers .."
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29 mars 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette invoque sa fatigue, son manque de sommeil. Mais elle s'inquiète: "Il y a en moi des choses qui ne s'expriment pas. Ton double visage ne cesse de me hanter. Je pourrais comme toi demeurer silencieuse près de toi, n'ayant pour m'exprimer d'autre moyen de te rejoindre que ces formes élémentaires des lèvres et des mains qui ont sur nous parfois une sorte de puissance magique et de force invisible."
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Printemps 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre le lundi: "7h du soir, de mon lit. Tout à l'heure je me suis appliquée à mon thème, comme une écolière, assise dans ma classe à un petit bureau et la porte de derrière était ouverte sur la merveilleuse campagne de collines" (La classe maternelle n'était pas construite, la porte donnait sur l'extérieur)   "J'apercevais cela et me replongeais dans grammaire et dictionnaire. Cet effort chéri, je l'ai fait pour toi avec bonheur. Tout cela était calme heureux innocent comme au temps de l'internat (à Roanne), la classe pleine de violettes et de primevères et le soleil de 5h était tiède et doré."   Suit une réflexion sur le thème envoyé par André, extrait du 'Château' de Kafka. Il a envoyé sa traduction de l'allemand au français et Colette la traduit en Anglais.   Second courrier mardi à 11h 30: le matin elle a été réveillée par un "bruit anormal (...)   En regardant par la fenêtre j'ai aperçu les enfants. Hier j'avais suggéré une histoire de jardin. Ce matin les brouettes étaient là, ils avaient amené la terre nécessaire et tous les outils et ils retournaient le sol" (à cette époque, la cour de l'école n'est pas encore goudronnée) "Je n'ai pu m'empêcher de sourire derrière mes rideaux. Pendant que j'écris, je vois 'F.' qui en cachette de tous les autres vient faire sa plate-bande pendant l'interclasse de midi. Il a fait d'abord doucement pensant que je ne le verrais pas. Mais à travers la vitre, il a vu que je l'observais et maintenant il travaille paisiblement à découvert."   Elle revient à André: "Il me semble quelque fois que tu as honte de ton amour, ou plutôt honte de l'exprimer. Tu me sembles hanté par la crainte de ressembler aux autres amoureux, de te baigner dans la stupidité générale. Mais cela n'est pas ..."
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1 avril 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Ce que je ressens ne peut entrer dans une lettre, et moi non plus ... J'ai attendu tout samedi puis tout dimanche un impossible calme ... André ce que ces jours ont été pour moi, tu le sais puisque toi aussi l'a ressenti; une telle lassitude, un tel désespoir" Les séparations répétées pèsent de plus en plus: "désir d'une vie autre où nous nous retrouverions neufs. Est-il possible de partir, de partir toujours et de ne jamais repasser par le même chemin ? André je voudrais écrire au Ministère des Colonies. Demander quelque chose très loin où nous serions seuls ... Il est essentiel que nous soyons rien que nous et que le cadre varie ... "
73
8 avril 1946
Colette à St Etienne
André à Boisy
Longue rêverie. "Chez nous il y aura des parts communes et des coins réservés... un endroit absolument à toi où tu garderas tes objets précieux, tes timbres, tes livres, tes vêtements, où tu pourras travailler seul, te retirer; on y entrera en frappant ou presque, on aura peur de te déranger. Et là tu pourras dormir. Cet endroit sera 'ta' chambre et tu pourras y méditer. Ce qui serait beau serait qu'elle donne sur un jardin ou sur de la verdure. Et moi aussije désire un endroit pareil ... Il est probable que si l'on savait ainsi respecter en chacun le besoin inné de solitude ... la vie commune ne cesserait de paraître charmante et désirable. André je t'aime. J'imagine ma classe la veille des vacances de Pentecôte. Je dis 'mes enfants, demain vous irez dans la classe à côté car je vais me marier' ... La classe s'ébroue surprise et moi je m'élance au dehors vers le train, vers le départ, vers notre vie. A demain"
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14 avril 1946
Colette à St Etienne
André à Boisy
"Samedi 12h. Toutes les sirènes cornent midi. Temps gris, il n'y aura rien au bout de ce samedi, pas même une lettre. Dimanche s'étirera. Puis ce sera de nouveau, le train, la classe, le poêle et les problèmes sur les volumes. Et tu n'es parti que d'hier."   Suivent quelques instants de ce dimanche, de 1h du matin à 10 h du soir; achat des journaux d'André au kiosque, bavardage du vendeur "comme il le fait avec toi". Puis: "Je viens de voir la 'Fiancée des ténèbres' (1945, filme de Serge de Poligny) fatras sentimental et rococo, des choses charmantes comme cette fête inspirée du Grand Meaulnes ... Je fume, lis tes journaux, mais la maison est froide, sans intimité ... Je tire sur ces cigarettes. J'avais gardé pour aujourd'hui ta 'Raleigh' de jeudi soir. Et puis quelques 'Maryland' sans goût ni grace ..." Puis, quelques notes de lecture, "une analyse de l'amour à l'instant de la révélation" et autres propos sans doute édifiants. Elle a joint un poème "La petite chouette crie / crie vers la lune / 'Ah! Que cela me fait mal!' / Personne ne sait / Comme au clair de lune / La chouette a mal, mal / ... Je n'habiterai pas le/ beau chemin vineux/ Mieux vaut /Passer". Non signé, mais de Colette car écrit vendredi soir, retour de St Genis, à travers les vignes du coteau.
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Avril 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Spleen, honte des années 40, et problème d'électricité. "André chéri, pourquoi n'écris-tu pas ? La vieille paresse te reprend. Ou est-ce l'habitude qui commence ses ravages. Nous avons déjà si peu de contacts. Si tu supprimes ce 'peu', que nous restera-t-il ? Je me sens plutôt mal ces jours. Je me traîne de la chaise au lit. Et sortir me fatigue. Je ne peux même pas marcher vite. Enfin bref, plus de nerfs. J'espère que ça ne durera pas. Hier j'ai achevé la "Lie de la terre" de Koestler. Je ressentais la honte et le désespoir d'il y a quelques années quand il fallait se dire Français et voir la France livrer tous ceux qui s'étaient remis entre ses mains" (les Polonais et Juifs allemands réfugiés.) Suit la solution d'un problème d'électricité . "La récréation touche à sa fin. Il fait un sale temps gris avec vent. Dans la cour les gosses se promènent avec un crinière d'indien en papier flamboyant. 'Poutiou' m'a-t-il écrit ? J'attends le courrier. Que dois-je faire Mercredi soir? Si tu viens, pense aux tablettes. Je t'aime Poutiou"
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19 avril 1946
André à Boisy (?)
Colette au Sardon
Ecrit le vendredi saint. A propos d'une émission radio consacrée à Jésus. "A 12 ans Jésus parmi les docteurs mais ... les docteurs ont la mémoire longue. A 33 ans ils ne l'ont pas raté. On respecte la mère d'un condamné, on disait 'la pauvre femme' pendant qu'on frappait son fils. les gens sont ce qu'ils sont, on ne pourra pas les changer ... Le gouvernement était contre son fils. Avoir le gouvernement contre soi c'était une sale affaire ... Qu'est-ce qu'il avait donc fait à tout le monde ? Je m'en vais vous le dire: il avait sauvé le monde. 'la passion de Marie' je crois. Charles Peguy en tout cas. Radio américaine NBC (c'est approximativement le texte)"
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29 avril 1946
Colette au Sardon
André à St-Etienne
"Lundi midi. J'ai retrouvé la petite chambre et je l'ai forcée à se souvenir de moi: elle a perdu son air hostile, sa poussière, son visage frippé. Elle attend encore des fleurs pour cesser d'être indifférente. Les prés sont épais maintenant ici et les acacias" (de la cour de récréation) "sur le point de fleurir. Mon cerisier me donne des déceptions, il a très peu de cerises. Par contre ceux de la région en sont 'cafis', il n'y a que le mien, c'est désolant ... Je voudrais que tu voies cette campagne fraîche comme une pomme verte. Tu reposerais tes yeux et ton esprit et travaillerais dans la solitude paisiblement. Quel dommage qu'on ne puisse offrir à ceux qu'on aime les conditions optima d'épanouissement et d'activité. Au contraire à cause même de cet amour, ils seront contraints de mille façons à une vie étrangère à leurs besoins réels." (André doit rentrer le mardi à St-Etienne, ce qui explique qu'elle lui écrive chez ses parents.)
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21 mai 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Billet au crayon: "André chéri, me suis-je enrichie pour toi ce jour? J'ai écouté Paris-Londres à midi, lu un peu de ma Bible (l'épisode de la lutte David-Saül). J'ai cueilli des radis à ton intention et le jardin était chaud et lumineux: au-dessus de la colline très haute, le ciel était d'un bleu intense et pur, souligné par la blancheur de grands nuages voguants, et deux corbeaux sont passés avec un cri âpre et un vol net qui m'ont rappellé Boisy. J'ai éprouvé un grand bien-être. Je triais ces radis roses et je pensais que c'était pour toi, que tu allais venir. Ainsi la réalité réjouit parfois le songe intérieur, et le jardin du Sardon évoquait celui du Prélude où je pourrais t'attendre dans la lumière verte qui pleut des feuilles. Je t'aime, Colette"
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25 mai 1946
Colette de St Etienne
André à Boisy
Projets d'achat de robe et de coiffure: "J'ai vu une robe noire avec des semis pastel sur tout le corsage et le haut des manches, elle est merveilleuse. Mais tu ne veux pas du noir". Elle a croqué le modèle. Suit une réflexion sur son envie "de se confier à lui comme un enfant ... mais cela n'est pas possible car tu es trop jeune encore pour me considérer avec indulgence. L'indulgence chez un être jeune est très proche du mépris et il t'est même difficile d'éprouver de la tendresse parce que la tendresse ressemble à de la pitié. Nous devons toujours plus ou moins être 'réservés' l'un pour l'autre, c'est à dire solides l'un pour l'autre, ne pas mollir, ne pas trop s'abandonner, seulement essayer de comprendre et de sentir."
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1 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Evocation de liaison d'un tel qui doit voir une institutrice 'mariée ou pas, qu'est-ce que ça peut faire, hein ?' Relation d'un accident sur la route de Renaison, regrets adressés à l'Inspection académique pour accident ... Discrétion de la presse. Il semble que les personnes qui discutaient de la liaison hors mariage aient été en rapport avec cet accident. 4 blessés graves, l'un d'eux entre la vie et la mort à la clinique mutualiste. André envoie à Colette sa carte d'électeur pour voter (procuration ?) à l'élection à la Constituante le 2 juin. Il lui demande de pousser son frère Paul à voter pour Bidault (MRP, qui sera élu et Président du Conseil) ou les Socialistes.
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3 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Colette chérie, j'ai été heureux assez du résultat du scrutin, le MRP loin de faiblir est monté pour l'instant à 159 sièges, et il reste 59 sièges à pourvoir. Je suis désolé pour les Socialistes. Oh! vivement qu'ils aient leur presse à St-Etienne et à Lyon" ... Le 28 mars André a reçu un tract du MRP en date du 19 mars rappelant leur succès à la Constituante le 21 octobre 1945 (152 sièges) et mobilisant ses partisans pour confirmer ce succès aux législatives prochaines.   "Signe infaillible des vacances loin des villes: avec une bouffée d'air frais, une mouche a chanté à mes oreilles. Je pensais à des vacances dans le Midi, mais cette mouche me ramène à la fraîcheur d'autres que j'ai passées à Marigues" (entre Clermont et Vichy). "Evocation d'un poête parisien, Rip "Un moustique a paré ma jambe d'une cloque"... "Colette, cela me semble curieux, inconcevable que dans 3 jours nous soyons mariés"
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6 juin 1946

MARIAGE à St-Etienne d'André BATIGNE et Colette THIOLIERE

Voyage de noces à Vichy

note 3

13 juin 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Evocation de Vichy, leur voyage de noces. "Vichy déjà s'estompe. Ces heures charmantes si légères qui nous faisaient des âmes de vacances ne peuvent subsister dans la grisaille d'aujourd'hui. Pourtant nous y penserons toujours avec joie: le matin au bord de l'Allier, les parcs et leur fraîcheur, nos photos, la leçon d'Anglais "as far as I could juge" ... les éclats de rire au repas, et cette folie charmante que nous répandions sur nos voisins, les gâteaux délicieux, la vieille anglaise roumaine, la table de nuit, le fils et sa poule, les eaux de source, le Casino où nous fûmes si surpris de voir comment Mr J." (leur témoin au mariage) "ressemblait à lui-même. Les jours heureux enfin qui arrivent ici si à propos en conclusion ... Ce bref résumé pourrait s'intituler 'Prélude au guide des gens heureux'. Nous le sommes bien, chéri, et même tout à l'heure j'étais si contente de dépister pour toi ces dernières cerises trop mûres dans l'arbre où elles se cachaient ..."
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14 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Ma 'petite femme', l'es-tu bien? je ne sais que te dire. Je suis en classe, je surveille les grands qui sont réduits à leur plus simple expression (10) les autres étant en retraite en vue de la communion Dimanche à St Martin" (d'Estreaux). "Tu sais le petit village en allant vers le vallon aux chevaux ? " Plus loin, une longue évocation de Bédarieux," (ville natale de sa mère) "d'un tombeau d'une vague famille parente ... une sorte de chapelle haute, on monte une marche et l'on voit à l'intérieur des noms, des fleurs fanées. A côté une toute petite chapelle où les tout petits enfants de Bédarieux allaient autrefois ... l'été pour se faire bénir. Ensemble entouré d'une murette très basse. Il y a encore un figuier sauvage qui vient de la vigne voisine et plonge sur ce petit espace de paix. Il y a encore deux ou trois cyprès ... un chemin creux parmi les vignes au pied de la colline. .. on peut cueillir ... des raisins noirs. De l'ombre, du calme, la légère sensation du risque et des raisins mangés frais..."
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15 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Colette chérie, la douceur de l'été et de la fin des classes m'amène à penser à nous bientôt. Qu'allons-nous faire? ... Je viens de voir le patron. Les gosses ne partent que le 25, un mardi. Il m'a donc demandé de faire un convoi et de rester chez moi, payé, jusqu'à la fin du mois. La colonie ? hélas! jusqu'à plus ample entretien, je sais ceci: les parisiens attendus sont en réalité des parisiennes, ces filles viendront avec leurs cadres. Ce sont les gosses d'un personnel quelconque. On prévoit bien des garçons d'une autre administration, mais une trentaine seulement; or il peut s'arranger ... Alors tu vois, peu de chance pour nous... j'essaierai de le voir tout à l'heure." André a trouvé un petit pinson tombé du nid, mais qui s'est depuis envolé. Il évoque les environs de Bédarieux et des "joies de la grapille. C'est après tout la joie que j'avais avec maman de me promener là ... Colette je voudrais être au bord de l'eau avec toi de très très bonne heure ..."
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17 juin 1946
Colette à St Etienne
André à Boisy
"Dimanche soir 9h. Journée perdue, oisiveté mortelle, j'ai dormi une partie de l'après-midi ... Elle a aidé Paul à la recherche de mots croisés, vers le soir a raccompagné Henriette malade et Domi(son fils ). Dans la matinée elle est passée chez Mr S. (père d'Hélène, photographe) les photos étaient développées mais non tirées ('pas avant samedi prochain'). Les photos de l'hôtel (Vichy) sont extrêmement pâles, d'autres mieux réussies. Celles du kiosque et de l'allée du Casino m'ont semblées jolies. Mr Soyer est disposé à nous prendre tous deux Jeudi à 11h 1/2 ... Nous pourrions commencer notre album de souvenirs. J'ai peur que ces instants fixés à la hâte ne s'égarent..."   Elle revient sur ce dimanche, mais cette fois sur ses "notes claires de la journée. Au réveil ce matin, la lumière matinale entrant par la fente du volet, une impression d'immensité. Dans l'après-midi: de mon lit, j'entendais le bruit confus de la rue, et la lumière d'été venait jusqu'à moi, comme dans l'adolescence où l'on prend si aisément le temps d'écouter vivre. Quand on n'a pas ce qu'on aime, qu'on est bien loin des êtres."
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17 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André, triste et par temps gris "le ciel est vraiment trop sérieux, malgré sa bonhommie intérieure". Il développe sur la rose du 'Petit Prince ' de St Exupéry. "Le 'Petit Prince' cultivait une rose dans une autre planète. Sur terre il en voit des milliers tout aussi belles que sa rose unique et qu'il croyait être la seule au monde. Il désespère puis comprend que sa rose est bien la seule puisque c'est celle qu'il a choisie, nourrie. 'C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante'. C'est l'union de l'action et de l'amour."   Il cite une étude de T. Maulnier sur St Exupéry: 'C'est une morale de la responsabilité dans un monde indifférent'. Puis il reprend le texte: 'Si tu aimes une fleur qui se trouve dans une étoile, c'est doux de regarder le ciel. Toutes les étoiles sont fleuries' ... Colette, je suis encore triste, mais pourtant je voudrais moi aussi que notre action et notre amour soient le sens de ma vie. Hélas le monde est stupide je crois, a posteriori, après l'expérience de la rose et non avant."   Retour au quotidien, le 'général' qui parle à la radio: "encore des mots qui vont être ramenés aux querelles de quartiers et une belle épopée qui va se salir encore un peu plus à nos yeux."
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18 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Lettre décousue" (dit-il après relecture) "je suis donc en forme pour la cueillette des fraises. J'y vais. Colette, j'espère que tu seras à la radio ce soir puisque c'est l'anniversaire du 18 juin 1940. Souvent je pense que nous nous sommes rencontrés à la Libération. Je pense aussi que la politique pour ceux qui n'en font pas profession, comme nous, c'est un ensemble de vues très hautes et une considération des mérites des hommes. ... Mardi prochain donc j'embarquerai avec les gosses du convoi. M'a été réservé le convoi de Rive de Gier ... Ils ne sont pas nombreux mais ce sera assommant quand même (argent du voyage à percevoir des parents, carte d'alimentation à leur donner contre)." Annonce de l'horaire du train. Souvenir de vacances à Vichy. Il justifie d'avoir envoyé la lettre à "ton nom (Colette THIOLIERE), un peu pour moi-même et un peu pour toi"
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18 juin 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Ton histoire du 'Petit Prince' est bien délicieuse et elle nous ramène à notre idée profonde de la vie: il suffit de s'approprier un mythe pour le rendre réel. Et la vie en collectivité, plus exactement le fourmillement humain avec toutes ses réactions, n'est qu'incohérence. Seule la vie personnelle telle qu'on tente de l'édifier en échappant le plus possible aux lois communes, a des chances de nous satisfaire ..." Passage sur le thème de l'éloignement puis: "André je t'aime, que c'est long. Il faut aller manger un peu. Je mène une vie détestable: six heures par jour à tempêter face à des êtres stupides qui accumulent bêtises, stupidités, paresse. Et s'ils échouent tout retombera sur moi. Tout ça me surmène un peu. J'ai le corps en marmelade, mal partout. Vite, que tout soit fini. Et que nous puissions ête ensemble..."
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21 juin 1946
André à la poste de Roanne
Colette au Sardon
Lettre à nouveau envoyée à son nom de jeune fille! Autour de lui, un "crieur de journaux, un vieux Monsieur qui lit l'Espoir", à sa gauche un "FFL boucle sa serviette et le courrier aux soldats, plus loin une 'Wamp' de bas étage écrit d'un air soucieux, cheveux brûlés par l'indéfrisable, profil horrible" Croquis du profil de la 'Wamp'. "Colette je t'aime, cette nuit a été une des meilleures (à censurer). Le goût du chewing-gum disparaît lui aussi. Vive l'image et les lignes. Au fond j'aimerais faire du cinéma."
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21 juin 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Enveloppe et lettre au crayon; Ce matin, Colette a reçu deux lettres d'André (le 15 et le 18) "qui se complétaient très bien. .. Je pense à Mardi prochain, où je t'attendrai dans notre 'home' passager (?) y'a parfois de bonnes surprises du sort ... C'est vrai que ce qu'il y a de meilleur, c'est de progresser ensemble. Il n'y a pas de plaisir plus haut que de sentir cette progression quelle que soit la forme qu'elle prenne ... Je t'aime, ta petite femme"
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24 juin 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Toujours le nom de Thiolière sur l'enveloppe! Chant du rossignol, entendu du haut de son pigeonnier, malgré les chants des "gosses" au réfectoire. Aux informations, on annonce le nouveau gouvernement "On prend les mêmes et on recommence. heureusement Bidault garde le Quai d'Orsay, cela est une évidence, le Président (du Conseil) devrait toujours avoir les affaires étrangères, quitte à avoir un sous-secrétaire d'état pour les conférences" Puis, compte-rendu de lecture et digressions sur leur adaptation au cinéma. "Souvent, durant ces lectures, j'ai pensé à la richesse que trouverait dans ces nouvelles un cinéaste. ... Celà m'amène à ce que j'ai lu dans 'l'Ecran Français' ... que le cinéma pourrait se lancer dans le genre qui correspondrait aux nouvelles en littérature ... Cela aurait peut-être l'avantage de faire réfléchir tout de suite celui qui sort du cinéma lequel des films il préfère". Puis il pense à un voyage en Angleterre, indique les prix de journée à Londres et en province, l'avion (3h) plutôt que le train (8h). "C'est toujours charmant de jeter des ponts même si on les franchit très tard et qu'il faille les reconsidérer."
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24 juin 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Aujourd'hui, je me suis replongée dans la 'Cité antique' de Fustel de Coulanges. Sans doute encore un bouquin très scolaire. Mais il faut l'avoir lu pour interpréter ensuite les anciens à la manière de Giraudoux ... Je la donne en dictée aux élèves, je leur en ferai faire aussi des comptes-rendus de lecture. Ca leur permettra dans quelques mois de dire que les gens croyaient aux 'Dames blanches' et que les Romains faisaient cuire leurs petits pois sur les mânes de leurs ancêtres, les fameux dieux 'lards' bien entendu ... Si tu voyais pour l'instant la mêlée des filles et garçons autour d'un 'foot' miraculeusement sorti on ne sait d'où, tu ne te poserais plus de questions sur le sens du foot-ball et autres jeux. Tu comprendrais tout de suite qu'une des lois fondamentales qui régit la bête humaine fut (et demeure) de poursuivre un michelin depuis sa forme antique (le crâne de mamouth) jusqu'à sa forme future, le michelin atomique. Tout est inscrit dans ce geste: l'amour de la chasse, l'esprit de conquête, l'instinct de possession, le goût du mythe et la nécessité de justifier par un but honorable son besoin de crier, de lancer bras et jambes aux 4 vents, de rire et de bousculer sans paraître complètement fou, ce qui arriverait fatalement faute d'un précieux ballon."
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26 juin 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Dimanche soir. "Quelle triste journée et qu'elle a dû être longue pour toi avec cette pluie interminable et ce froid à claquer des dents. Les hauteurs sont pleines de neige."" Elle s'inquiète des vacances toutes proches "ce serait tellement stupide faute d'argent de rater ces premiers mois de vie commune. La seule chose qui me pèse c'est la crainte que tu t'ennuies sans un but précis. Je sais qu'au fond tu ne peux être heureux dans un loisir total et qu'il te faut travailler ou même avoir simplement l'illusion de travailler. Bien sûr, il y a la méthode 'Assimil' qui nous sera une bonne occupation des matinées, notre radio et les leçons toutes les heures. Tu pourras travailler les versions pour 'L'Ecole universelle' , je pourrais ... écrire un peu... je déteste ne rien faire. Mon Dieu, quelles drôles de machines à travailler nous sommes. L'inaction nous pèse instantanément et pourtant tu n'es pas de ceux qui marchent pour marcher. Il te faut un but... J'ai un petit projet mal défini, nous en parlerons ensemble ... A Mardi soir."
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18 juillet 1946
François BATIGNE
André à Boisy
Dans cette lettre, François son père indique clairement qu'André fait la colonie de vacances de Boisy. Certainement donc avec Colette.
25 juillet 1946 (?)
Colette
André
Billet d'amour. "Que puis-je te donner? ce que j'ai de meilleur c'est la certitude que tu m'aimes. Oublie en cette minute la fatigue et les ombres. Imagine un instant l'expression préférée de mon visage. Même si je le réalise mal, mon désir le plus profond est de te sentir mouvoir librement dans mon amour. Souvent les êtres qui aspirent le plus à la liberté sont ceux qui ne savent ni la donner, ni la conserver. Et peut-être notre passion nous range-t-elle parmi eux. Si cela était, chéri, nous ne pourrions conserver notre bonheur qu'en luttant contre notre propre egocentrisme. Je veux que tu sois libre et heureux et que nous nous aidions à être gais et légers, comme les nuages qui courent gaiement dans le ciel. Je t'aime"
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juillet 1946 ?
Colette au Sardon
André à Boisy
Petit mot non daté, peut-être la fin de l'année scolaire: Attente de se revoir sous peu et pour "des jours et des jours" (vacances?) André va partir de Boisy pour Lorette. Un goûter pour "les grands du certificat" se prépare. Fin d'année, mais il va rester à Boisy avec Colette, pour la colonie de vacances; un mois ? en tout cas le mois d'août.
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12 aoùt 1946
Mamy à Vichy
Colette et André à Boisy
Mamie, c'est Marie Benoite Pupier, épouse de Pierre Julien Thiolière, parents de Colette. Elle est en cure à Vichy, elle écrit à sa fille à la colonie de vacances de Boisy. Elle reste encore quelques jours, son mari est rentré à St-Etienne. Elle va mieux "Vichy a opéré un petit sortilège, je sors seule assez souvent, et mange normalement" Elle demande à Colette de venir la voir mais "les chambes sont très rares"
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5 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Tristesse de la séparation: Blague du facteur: pas de lettre. Il l'avait cachée. "Je me mets au lit à 8h pour vite dormir et j'ai parfois l'impression de vivre en bête. Je commence même à me dégoûter de mon travail... cafard. Je ne peux supporter la vue d'un couple ... Oui chéri nous vivons ensemble malgré l'absence parce qu'il y a les souvenirs" les mots "Poutchiou, je t'emmènerai, Ma Colette, Ma petite femme, la radio anglaise, notre FUJ, le journal, les bureaux électoraux au dépouillement... Tout est fonction de toi (dans ce que je fais) achat des provisions, disposition des fleurs, horaires en gare, .. et mes rêves..."
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5 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
lettre en Anglais " I have your little note you put on the bed. For ever I'm with you and this 'for ever' is a world in which I live, and the other things, the other moments are only a sort of dream, which uses the fragments of the real life, ... " 98
10 octobre 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
jeudi 7h30 (avant de rentrer en train au Sardon, elle poste un petit mot). Elle a mangé chez les parents d'André (la soupe était très bonne ... mais notre soupe au choux est encore meilleure".
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11 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Tristesse de la séparation du jeudi soir: Froid, nuit difficile, classe froide vendredi matin. Mot à la récréation. Tristesse d'avoir vu la Micheline emporter André à Boisy la veille. Les parents d'André ont été très gentils avec elle, "ils m'ont embrassée une douzaine de fois" et voulaient l'inviter au dîner. Mais elle a décliné, sa mère étant seule. Ses parents et son frère Paul viennent dimanche au Sardon. Petit cours d'Anglais.
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13 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Samedi, et un dimanche sans lui. Elle prépare la venue de ses parents, problème d'un repas pour 4 personne "étant donné mon matériel plutôt bohème" En classe, "les enfants établissent un plan de géographie suivant les 'méthodes actives': ils complètent le plan, prennent des notes sur un document et illustrent. Les moyens commencent une monographie du Sardon. Je ne sais pas trop où je vais, je crois que les montagnes observées avec toi sont les Monts du Lyonnais ... Je retire une certaine satisfaction de cette manière de travailler, je ne puis encore vérifier si elle sera profitable ..." Elle revient à elle: " Je me sens tout à fait abandonnée et je m'abandonne moi-même. Je n'ai pas encore pris la peine de cuisiner. les douceurs étant épuisées, je me contente de thé sans sucre et de pain sec aux 3 repas ... Aujourd'hui j'ai mis le vin aigre en bouteilles ... Ta treille est toujours aussi magnifique, elle ne consent pas à s'affaisser et les raisins sont toujours bien pleins. Parfois une guêpe vient les visiter ... J'ai passé deux heures à prévoir mon budget pour le trimestre qui vient. Noël est bien un Mercredi. Mais tu seras là jeudi. Triste tout de même ... C'est l'anniversaire du meilleur moment de nos fiançailles. Faudra-til célébrer cela séparément? Chéri, depuis ce temps-là, s'est passée la terrible épreuve de l'adaptation, et il a fallu que ce soit au milieu d'étrangers (en colonie à Boisy?) ce qui en a augmenté les difficultés. Mais je me retrouve avec un amour intact ..."
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14 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"J'ai le sentiment que ça n'ira pas longtemps comme ça. Est-ce le spectacle d'abandon que présente Boisy avec ses 3 personnes de service et ses 9 gamins, mais en tout cas je sens confusément que cette année s'annonce mal... Si tout se dissolvait à Boisy (que je doive partir) au fond je serais soulagé ... Colette je ne peux pas continuer, les larmes me viennent aussi pleines que des souvenirs .. j'ai envie de m'en aller. Et hier soir le patron qui contestait mon jeudi. Il voulait me donner un autre jour de la semaine. "
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14 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Dimanche 13 au soir. Flammes folles et dansantes, "Dans un instant il n'y aura que braises rougeoyantes (comme le soleil de Goethe). Quelques roses d'automne petites et gracieuses penchent un peu la tête, plus réelles dans le monde que j'ai créé ce soir que le grand drame du référendum" (adoption de la Constitution de la IV° République) "dont quelques protagonistes s'agitèrent ce jour sous ma fenêtre, vidant" (dépouillant) "les urnes précieuses" (L'école du Sardon est bureau de vote, les protagonistes sont certainement les communistes, seule force politique organisée du village) "Tout fut fini très tôt. Même la visite de mes Parents que le train emporte maintenant à St-Etienne. Ma chambre un instant sembla plus vide d'avoir été si habitée. Mais ce moment de solitude est surmonté. Mes fantômes familiers sont doucement revenus, rapportant le climat nécessaire à notre correspondance. Fantômes des fleurs d'abricotiers, des enveloppes bleues attendues, images de nuits d'hiver solitaires, souvenirs des cris de chouette, et l'arbre toujours sous la lampe dans le chemin de La Cappe" (hameau du Sardon) ... "Ce soir la petite institutrice a dit 'Bonsoir' à ses Parents, elle leur a crié 'Bon retour'. Et l'instant d'avant, près des rails sous le fanal ancien, le visage de sa mère émergeait de la nuit tendu vers elle, semblable aux roses d'automne un peu plissées mais plus tendres que les roses d'été, plus douces aussi. Puis elle a repris le chemin de l'école. Les gens dans l'ombre la regardaient passer toute seule dans son petit manteau confortable. 'Elle vient d'accompagner sa famille. Elle ne vit pas avec son mari. Non, il n'est pas avec elle? ...' Un homme et une femme marchent en avant d'elle. L'homme est jeune. la femme moins. Ils se tiennent serrés et la nuit les protège. Un coup d'oeil pour eux. Et la petite institutrice ouvre et ferme sa porte. L'escalier obscur, la chambre tiède. Non, son mari n'est pas avec elle. Bonne nuit ... quand même, chéri"
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15 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Deux élèves S. et C. lui avaient écrit en août, il a retrouvé leur adresse et vient de leur répondre. "Un passé qui est d'ailleurs à nous, Colette, puisqu'il s'agit des premiers gosses qui sont arrivés en Juillet, du temps de nos promenades après souper dans les champs ... le bois Combray avec l'écureuil, Raymond etc " (le mari d'Hélène ?) Réaménagement de la chambre, lit plus grand, avec des draps pour la demoiselle. Ta place est là, j'ai mis dans un coin une table de nuit, il y a de la place, c'est intime. Pense que depuis samedi avec mes gosses nous nous répandons dans les vignes pour grapiller. Je t'aime, Colette. Sauf contre-ordre à Jeudi 9h09 ou 10h54 Châteaucreux"
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18 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Ils se sont vus la veille (jeudi) et malgré la séparation, c'est ce moment fort qui est le sujet de sa lettre."Je me sens infiniment reconnaissante pour une telle intensité de bonheur que je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé davantage ... La véritable raison de notre réussite c'est qu'à la faveur de certains climats, notre vrai 'nous' dans sa relative perfection, renverse tous les obstacles intérieurs, anéantit tous les égoïsmes, les susceptibilités, l'orgueil et la crainte et que nous paraissons enfin ce que nous sommes réellement l'un pour l'autre: notre amour déborde et triomphe ... C'est quand l'amour nous fait redécouvrir l'enfance qu'il a vraiment sa raison d'être ... André je n'ose pas dire comme je suis heureuse. Je suis 'enchantée' au plein sens du terme.. "
105
20 octobre
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Lettre postée le dimanche 20 au soir à St-Etienne mais commencée le Lundi 14 et terminée de Samedi 19. "La chambre est comme si elle ne se souvenait pas de toi. Elle a son air candide de jeune fille ... Tout est tranquille. aucun feu dans la cheminée. C'est la torpeur de l'attente. Pourtant chéri, ce que je porte en moi comme un fruit éclatant, ce feu invisible devrait se communiquer aux choses mêmes ... Je viens de noter pour toi la leçon d'anglais" (Leçon jointe à la lettre.) "Tout à l'heure j'étais chez Mme F. (redescendant de St Genis) Elle m'a fait goûter le Kirsh dont tu avais ramassé les cerises. J'ai bu en pensant à toi. Mais c'était horriblement brûlant. J'ai fait un effort pour aller jusqu'au bout. Du feu!"   La partie écrite samedi midi est consacrée aux déceptions devant les "résultats piteux à la composition d'arithmétique. J'étais hors de moi. Quelle dose de bêtise. C'est vraiment dur à soulever par moment" Le samedi soir elle est toujours au Sardon. "La maison est chaude, j'ai fait de la confiture de courge et de coing. Elle mijote encore sur le feu. J'espère qu'elle se conservera jusqu'à Noël. Tout en humant la bonne odeur, j'ai enfin mis au point un horaire potable pour la classe ..."
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21 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre en deux temps. Dimanche 20 le soir: une journée chez ses parents, comme à l'époque de l'internat (Roanne), mais différente, équivoque, tendue. Rentrée la nuit au Sardon, marché depuis Lorette sous la pluie, quelques buissons de lierre d'un vert étrange, féérique. Chez elle, elle retrouve André en pensée.   Lundi 21: Elle rappelle ce que dit Valéry dans 'Mauvaises pensées': il ne faut pas se laisser absorber par la profession. Celui qui gagne sa vie la perd (parodie d'un texte de St Luc). Perte de temps. perte du pouvoir de concentration. fatigue intellectuelle. Gaspillage de forces physiques, nerveuses et mentales. Hélas, hélas. "Pourtant, je me suis attachée à ce métier, et l'important c'est, qu'il me reste quelques heures à te consacrer. Après, j'ai besoin de sommeil, c'est tout." Elle a vu la veille une robe merveilleuse, simple comme la pluie, gris tendre comme une aile de pigeon, d'une coupe aussi merveilleusement invisible qu'un fil d'Ariane, subtile et stricte, moelleuse et fine, féminine et très sage. Mais tellement coûteuse aussi ... que j'y renonce"
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22 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Il n'a pas envoyé la lettre de la veille ("elle était stupide, le temps était maussade") "Je ne peux pas venir raisonnablement jeudi"   suivent 2 pages de l'habituelle évocation des horaires de train via St-Etienne ou Lyon jusqu'à Rive-de-Gier. Lors de la sortie du dimanche à Boisy (avec les enfants ?) ils ont vu une demi-douzaine de planneurs et un bi-plan "qui ruisselait d'huile après ses randonnées aériennes" Une scène très tranquille: "trois jeunes gens faisaient leur petit tour de plaine avec l'abandon et l'ennui intérieur de joueurs de billard. Un Dimanche qui se respecte" Quelqu'un a dit que c'était bien, que "cela faisait un but de sortie. Ah l'enthousiasme! quand personne, nulle jeune fille n'est là, soit dans l'attente d'un coup de téléphone, soit dans l'attente de l'atterrissage... Depuis hier, je travaille intensément" (mon Anglais). "C'est assez agréable et si je l'avais fait toujours ainsi, où n'en serais-je pas?" Fin en Anglais et "I love you".
108
23 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Déception: la lettre d'André lui annonce qu'il ne viendra pas. Elle avait arrangé la chambre de fleurs partout, veillé jusqu'à minuit pour préparer sa chemise ... Suivent de longues indication sur les horaires possibles des trains. Elle cite St-Exupéry, ceux qui sont partis se battre à visage découvert et ceux qui sont demeurés dans l'étouffement et la nuit qu'il appelle "les otages".
109 note 4
23 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
André demande (en Anglais) à Colette de bien mettre la date sur ses lettres. Il évoque des courriers envoyés par lui cet été à deux "gamins" de Boisy, et une lettre en retour de l'un d'eux, Thomas S., "tu sais le petit brun aux yeux bridés dont le père est je crois moniteur de boxe. Il m'écrit qu'il est content de 'ma petite' lettre, indique que "sa petite soeur Anita voulait m'écrire et que son cousin Bertrand (sacré Bertrand) veut aussi lui écrire." Il a lu, dans le 'Patriote' de Vichy" (F., qui est aussi à Boisy, est d'à côté de Vichy) que le fils de Giraudoux ("traité d'inconscient, le cher enfant d'un homme qui aimait les tréteaux") et un certain lieutenant-colonel D. sont têtes de liste de l'Union Gaulliste. Etonnement car la soeur du colonel, collègue de Colette, se targue de fréquenter "une femme qui écrivait au Maréchal!"
110
24 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Jeudi soir. Il a espéré sans trop y croire la venue de Colette. "Ce matin j'ai avancé sur le sable de l'allée mouillée. J'ai attendu le car. Il a ralenti et ce n'est pas toi qui en est descendu. Depuis hier je sentais que tu viendrais. Je m'étais rasé, je m'étais dit aussi que les draps promis n'étaient pas faits. Ce matin j'ai regardé longtemps, accoudé à ma fenêtre. La route semblait courir au bord de la terre, car derrière les arbres, mignons et tous semblables, la brume évoquait la mer de septembre. Je suis resté longtemps à regarder. C'était si beau. La nature n'avait pas cette immensité des beaux jours. Tout est intime par temps pluvieux et gris" ... Espoir de se voir Vendredi (au Sardon) et que Colette viendra "s'il y a des jours pour la Toussaint"
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24 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Billet au crayon. Elle ne sait quand il viendra ... "J'ai vu Mr G. Je crois qu'il était un peu peiné de n'avoir appris qu'indirectement notre mariage. Enfin, il a été quand même aussi cordial et m'a même prêté des livres. Mais ce jeudi stupide ressemble étrangement à un dimanche. Chéri, seras-tu là demain ? Je t'attends avec impatience. Viens vite. Je t'aime."
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28 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Simple billet au crayon. Lundi midi. Ce matin, elle a entendu un départ furtif vers 5h, (le compagnon de Mlle D.) "et j'ai réalisé qu'il devait en être ainsi pour nous". Elle pense à Jeudi, elle viendra le matin vers 8h ou, si elle est malade, le soir par l'autorail de 16h 30. Elle passera la nuit à Boisy et suggère à André de proposer à la Direction 50F pour la nuitée. "Ce serait moins gênant. Tu verras bien ce qu'on te dira ... J'ai laissé accumuler les corrections de cahiers. Il faut que je m'y remette ... Je vais monter à St Genis porter ta lettre. C'est un bon moment, le meilleur de la journée, une tradition maintenant. J'ai hâte que la classe soit finie. Je t'aime chéri, écris vite." A 16h, elle rouvre la lettre: "Poutiou chéri, j'ai le sentiment que ma lettre d'aujourd'hui est affreusement terne. Cela vient des moments peu favorables où je l'ai écrite. Il faut que tu saches demain encore comme je t'aime et combien ce bonheur me semble inappréciable."
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29 octobre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Papier à entête de la 'Ligue de l'Enseignement'. "Colette chérie, j'ai lu ta lettre dans le parc. Le temps est beau, oui tu peux venir jeudi matin ... Passe chez mon buraliste Mercredi soir. Dis-lui que je ne prends que la '1° décade' (?) et demande-lui si les autres ne seront pas périmées après le 1° novembre. La décade double celle que tu prends est encerclée (?) un paquet de 'Virginie' ou deux 'Baltos' plus deux 'Elégantes'. Fais attention de demander toujours le 'Gris' avant, puisque le 'Luxe' correspond au vert"   "Peux-tu m'apporter mes souliers et du dentifrice? Sur l'enveloppe, en date du 31 octobre, mention de la poste que le courrier n'a pas pu être remis.
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29 octobre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Une inquiétude gâte un peu mon plaisir d'aller vers toi. Je crains d'être précisément malade Jeudi. Dans ce cas, il ne serait pas possible de voyager." Elle viendrait alors vendredi matin ... et ne repartirait que Dimanche. Il s'agit du congé de Toussaint. Elle fait référence à sa "lettre des corbeaux; elle me permet d'imaginer cela, toi à la fenêtre très profonde de notre petite chambre. Le car qui ralentit, ton Poutiou qui descend un peu dolente et puis André qui vient rapidement à sa rencontre ... Je suis si contente ... Je prépare mon départ, avec quel plaisir! Je raccommode, lave, repasse. Cela suffit à occuper les veillées. Si tout va bien mercredi soir je serai à St-Etienne mais j'ai une peur horrible d'être malade. Quelle malchance si cela tombait ce jour-là ..."
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Fin octobre, début novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Colette grande fille, le 'boss' promène des huiles et des êtres mystérieux en bleus et casquettes. J'ai l'impression que s'il ne s'agissait que de leur avis, le château devrait remplacer au plus vite les fenêtres du chemin de ronde par une série de fenêtres standardisées..." Un stage de l'UFOLEA (éducation artistique, section de la Ligue) se tient au château. Visiblement, André n'adhère guère à la forme du stage (sauf le repas excellent) "C'eut été sinistre si, dégagé des responsabilités et du sentiment du devoir, je n'avais pas plutôt rigolé. Il a fallu l'explication claire, bonne enfant et éclair du Monsieur qui s'occupe de la Fédération de la Loire pour me réconcilier avec la bande" Il y a eu des visites, "arrivés par le car de 8h 30" et "la baronne" les a acueillis "frappant son sac sur sa cuisse en un mouvement qui lui est si propre et si militaire-haute-carrière". La veille, "F. n'a pu faire du cinéma" car 'le curé maudit' a grillé la lampe. Le 'boss' en avait acheté une autre" mais "ils" l'ont mise sur un autre appareil.
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4 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Longue lettre au crayon sur papier d'écolier. La lettre revient bien sûr sur ces jours passés ensemble à Boisy. "Comme tout a été bon. Je garde l'image de cette chambre close presque ouatée. Au dehors l'immense campagne froide et lumineuse, et ce bonheur entre nous ... Tu te souviens quand j'ai lu pour toi ?"   Mais la lettre relate surtout une rencontre faite dans le train qui réveille ses mauvais souvenirs des années d'école privée catholique à Thézenas du Moncel.

"Chéri, de l'autorail, j'ai vu au loin dans la nuit un car passer sur le pont. Je crois bien que c'était le tien. Mais alors quand j'ai tenté de recueillir nos images chéries, il est advenu une chose bizarre.   En face de moi, me touchant presque, était assise une femme qui fut mon professeur à l'école libre. Elle était l'incarnation même de l'école, soucieuse jusqu'au scrupule du devoir accompli. Dans sa vie privée, au moins ce que j'en discernais, elle était pour nous le type de l'ascète. Osseuse, anguleuse et large en même temps. Des yeux petits et sombres avec une légère tendance à fureter comme on la trouve chez certains paysans. Une conception rigoriste de la religion que je n'ai trouvée chez aucun autre catholique et qui restait peut-être dans certaines sectes repliées sur elles-mêmes. Une piété sans bornes et un goût inné du sacrifice qui en fait le modèle des 'institutrices bonnes à tout faire' pour pensionnat pauvre de quartier.

Cette bonne femme-là veilla avec soin sur nos adolescences. Elle ne m'aimait probablement pas, sentant sourdre avec ses antennes pieuses, une veine anarchique en moi. Cela ne l'empêcha pas de s'occuper beaucoup de mon âme. Après tout c'est la seule qui essayait d'avoir une action en tant que professeur sur 'nos consciences' selon le terme en usage. Je suis certaine que pour elle la Bible est un monument 'historique' sans contestation possible. Quoi qu'il en soit, elle est en grande partie responsable du manque absolu de coquetterie qui caractérisa longtemps ma génération scolaire.

Hier elle ne me reconnut pas. 10 ans ... et bien des changements. Par contre elle retrouva une ancienne élève de la même école, dont la mère est employée actuellement au même internat. Alors elle s'épancha, et je sus ce qu'elle était et comment elle vivait. Elle est de ceux qui vivent de la vie des autres plus que de la leur. Frères, soeurs,parents, amis, tout y passa. Chacun lui donne une parcelle de vie. Même ceux qui l'exploitent. Et a plus forte raison ceux qui l'aiment. Oui, c'est peu croyable, mais personne n'imagine comme elle est gâtée: ses soeurs lui donnent des petites bouteilles de café au lait toutes sucrées et la belle-mère de sa "Didine" , Claudine, c'est 'ma jeune soeur' (sic) ne lui fait pas payer le ravitaillement. Son beau-frère ayant payé le car pour elle, oui il fallait déduire cela des frais de voyage. Mais mon Dieu, elle n'avait pas pu lui dire adieu dans le car. Oh! ces cars ... elle qui croyait naïvement que la circulation d'autrefois était rétablie. Eh bien elle a été joliment détrompée en revenant de Crémeaux (30 km de Roanne) le car de 5h lui a filé sous le nez et celui de 7h? 'Mon Dieu, Mlle D. n'aura personne pour recevoir les pensionnaires demain matin, je n'ai pas averti Mme C.. Donc la maison sera vide. Oh ma bonne Mère arrangez cela!' La bonne Mère envoya le car de 7h avec juste une place ou deux. Peut-être fit-elle aussi arrêter la micheline à la Terrasse .. Qui sait ?

Je regardais obstinément vers la vitre; il ne fallait pas qu'elle me reconnût. Qu'aurais-je pu lui dire ? Tout ce monde était aboli pour moi. Et elle était comme le cadavre de ce passé rejeté, non pas un reproche, ni un regret, mais l'effarement de se trouver brusquement sur une route qu'on n'avait pas reprise. La fête des Morts est, l'on n'y songe guère, une façon particulière de dire aux morts qu'ils sont morts. Les images que ce contact fit lever en moi me produisirent un vide analogue. Ce fut mon jour des morts à moi. André chéri, le pis de tout ce fut de me retrouver chez moi après cela, parce que en un sens il y a à la maison des êtres et des objets qui relèvent de ce passé détruit. J'avais l'impression de faire un cauchemar.

Ma mère (la passagère)revenait durcie et excitée d'une réunion dominicaine où ces dames affolées priaient le bon Père de les éclairer. 'Fallait-il voter MRP ou Pinay ou ...' Naturellement c'était MRP. L'allocution du curé de Pouilly ne laissait aucun doute sur les instructions reçues. Mais alors le Général ... et puis ce petit Bidault n'est-il qu'un parvenu, un arriviste, un faux frère prêt à trahir. Il ne pourfend personne. Un bien pauvre petit professeur d'histoire, une graine de diplomate, un homme politique et pour tout dire un démocrate-chrétien, étiquette peu flatteuse dans les milieux bien pensants. Cet homme qui ondoie entre les communistes et la droite, qui ménage des alliances avec la Russie, qu'en attendre? Qu'attendre de Schuman un converti zélé certes, mais un Juif après tout. Seul Francisque Gay ... et encore. Peut-être doit-il son odeur de sainteté à son grand âge qui rappelle agréablement le temps du Bon Papa Pétain. Et qu'on vote pour cette clique exécrable parce qu'il faut éviter le pire, éviter qu'on la mette hors-la-loi comme en Russie ou en Pologne! Où donc est le temps des rois chrétiens même si on devait parfois les excommunier?

Quand ce genre de propos s'échangent je me sens nerveuse. Je pensais au Sardon, à la chambre étroite et silencieuse où j'eus mieux fait d'aller malgré le froid. Le monde le plus familier m'a semblé creusé de fossés traitres d'où pouvaient surgir des créatures plus dangereuses que les 'Dames Blanches' de Lorette"

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4 novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre en anglais. "... I'm alone with my 'Poutiou' (Colette) She works and I work. We are fast ready for our meeting ..."
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5 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Date reconstituée à partir du Lundi 11 novembre suivant. Début de lettre en Anglais, écrite en classe "I write you during a dictation just before the play". Habituels projets de se voir dans les jours suivants. Conférence pédagogique Samedi. Elle demande à André "n'oublie pas si tu veux changer ta carte de tabac, d'apporter ta carte d'alimentation, tu en auras besoin. Pour moi je n'ai pas reçu encore mon mandat. Il a dû s'égarer. Ca n'est pas drôle du tout. J'écris pour réclamer. Hier j'ai pris mon courage à deux mains et suis allée voir le Maire" (à St-Genis-Terrenoire) "pour les réparations. Il m'a laissé un petit espoir pour la cuisine. Ce ne serait déjà pas mal. Le reste nous l'arrangerions nous-mêmes"
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9 novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
C'est un samedi. Papier à entête de la 'Ligue de l'Enseignement'. Neige, hivernage venu, "je ne me sens pas bien, je suis découragé, seul ici loin de tout contact. Et puis il y avait une lettre qui m'attendait à mon retour" (D'après la lettre de Colette du 12 novembre, c'est certainement la Faculté de Lettres à Lyon qui lui annonce son échec à la Licence) " Je suis découragé. A quand la libération? Je vis, je viens de dormir un peu: la sieste n'est pas encore terminée. Il faut être dur avec les enfants, rien n'est prévu pour eux hors de la classe que les siestes prolongées, les douches et l'étude... Je ne crois pas que tu doives venir. Ecoute, cela me déplait que tu donnes de l'argent si péniblement gagné à une 'boîte' comme celle-là. Ne viens pas ... j'ai besoin de tristesse elle calmera ma nervosité ... je suis triste infiniment. D'une prison, André"
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12 novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre en anglais et évocation de l'instituteur et secrétaire de mairie de Pouilly. "Glasses, long old coat, An an old, very old and classic master. he is sceretary of the 'Mairie' and works there only after the scholl time from eleven to to twelve o'clock "
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12 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette essaie de le consoler de son échec: "Poutiou, pourquoi te désoler? Raisonnablement il aurait fallu une veine insensée et insolente pour que tu réussisses. En réalité tu avais préparé cela de très loin et sans grand intérêt ni application méthodique. Les langues demandent plutôt une application méthodique et constante. Où ce serait désolant, c'est si l'échec couronnait un an d'effort assidus. Il ne sanctionne ici qu'un travail d'amateur et non pas une incapacité fonctionnelle. C'est pourquoi tu ne dois pas en tirer un jugement de valeur mais un critère de méthode de travail, ce qui est bien autre chose. On ne peut pas se faire d'illusion, on ne le doit pas chéri, surtout dans ton cas. Tu le sais, j'ajoute peu d'intérêt aux profits que comporte un titre de licence. Je pense ton travail intéressant dans la mesure où il t'apporte un richesse de plus. Ce que tu as, tu l'as. Je sais que tu serais heureux de réussir, je le comprends bien. Mais pas de cette manière qui en un sens ne signifierait rien. Chéri, ne sois pas triste mais travaille régulièrement si vraiment tu y tiens. Sinon sois amateur mais sans désolation. Aucun métier possible ne débouche l'avenir. Il donne seulement le pain quotidien. Et des métiers aussi proches que professeur, instituteur, surveillant etc ... peuvent être envisagés de la même façon . Je sais maintenant que le bonheur pour nous est hors de cela simplement un tout petit peu. Et le reste, tout le reste, est notre rêve ..."
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(11?) Novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Colette grande fille, que c'est triste un ciel sale éclairant une petite chambre. Il n'y a pas d'électricité, non plus que demain ... Je n'y comprends rien, les Communistes gagnent à certains endroits mais perdent ailleurs. Et pourtant les Socialistes baissent. Et le MRP avance. certains 'gauche' ont voulu miser cette fois sur les Communistes plus nombreux mais ailleurs, d'où provient l'échec socialiste puisque leur gauche perd des voix ?" Probablement, les législatives du 10 novembre 1946. André annonce son grand projet: "Plus tard je me débarrasserai de tous ces journaux de cinéma mais - et c'est pour ça que j'ai acheté le 'Cinémonde' perdu à Lyon - je voudrais réunir photos diverses et critiques relatifs aux meilleurs films. Il faudrait écrire à 'Cinémonde' pour leur demander leurs numéros les plus richement illustrés ... relatifs à 'The Way to Stars' et 'Prisonnier du passé'. Colette je t'aime."
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Semaine après le 10 novembre
André à Boisy
Colette au Sardon
Colette est venue le 10 novembre. Le 9, il avait neigé. "Colette: il pleut. Tout est triste. Que j'aimerais cette tristesse si elle devait finir brusquement ou s'interrompre brusquement pour ta venue. Comme ce Dimanche du 10 Novembre, dans la neige, tu es apparue sur la route" Longue lettre assez triste. Références à un personnage de la "Condition humaine", Clappique. "L'amour physique est un passe-temps. L'homme débauché y est amené en conclusion d'une fin de soirée après l'alcool et le bruit et les rires. C'est pourquoi je n'aime pas me souvenir de tels spectacles. Le bavardage des surprise-partyes me laisse du dégoût ... Il revient à Clappique et sa cigarette, le plaisir de fumer, sur ce que cela peut ramener à son esprit ... "Je pense à la différence de plaisir profond, d'émotion profonde qu'aurait été pour Clappique, une seule de ces cigarettes fumée dans la solitude, un seul geste de la main sur la jambe de la femme qui était sur ses genoux si cette femme n'avait pas été ivre, et s'ils n'avaient pas été, sinon dans la boîte de nuit, du moins coutumiers de ces greffes, de ces situations, de cette atmosphère facile de boîte de nuit"
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12 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Un billet au crayon sur papier à en-tête de La 'Ligue de l'Enseignement'. Elle écrit de la gare de Roanne, elle vient juste de le quitter et lui renouvelle son amour.
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15 novembre 1946 /h5>
Colette au Sardon
André à Boisy
André est parti et Colette (en classe) "redoute là-haut: chambre froide en désordre, tout à fait abandonnée" alors qu'il fait bon en classe. Petite lettre rédigée pendant que les élèves "terminent leur dictée". La classe "a un effectif très réduit ce matin, ce qui paralyse toute vélléité théâtrale (Préparation du spectacle de la fête e Noël)   Projets de se voir, de l'autorisation à demander, (pour partir plus tôt de l'école) ou de l'éventuel reproche à André "le départ mercredi soir". Projet d'aller voir Lyon. Colette a recopié un poème de Joyce Kilmer (1886-1918), 'Trees', en Anglais bien sûr. "Poutiou, je suis en panne pour écrire. J'ai des ennuis avec mon évier qui est bouché (sans doute la cuiller), mais je ne vois pas le remède. Il n'y a pas de syphon" (Seul point d'eau du logement de fonction!)
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16 novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre à entête de la 'Ligue'. Début de lettre consacré au plaisr de regarder un écureuil tourner autour du tronc et grimper dans l'arbre. Mais "hélas, le 'boss' me cherche paraît-il, bien que je l'aie vu ce matin, pour me demander raison de mon escapade (?) Il était mauvais à tel point qu'il a fait taper à son secrétaire pour moi personnelement un exemplaire des statuts du village d'enfants. On doit parait-il y venir par 'amour des enfants et de la vie rustique et cordiale qu'on y mène'. Suivent 'esprit d'équipe ... on doit tout son temps à la colonie' etc. C'est plutôt marrant. Je suis heureux d'avoir enfin des statuts. Mais cela n'a pas d'importance, non plus que la limitation de la viande à 2 jours par semaine." ... "Cette lettre n'est qu'un passage, très mince, insignifiant, d'une lettre sans fin."
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17 novembre 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Dimanche, avant de rentrer au Sardon. Billet rapide, elle est pressée par son père. Une nouvelle importante: chez Monsieur Soyer, rue Georges Tessier, elle a fortuitement rencontré Mlle G. de l'Académie. "Ta mère m'avait fait parvenir une note à remplir venue de l'Inspection académique. Ne sachant de quoi il s'agissait je me suis informée: l'Académie te prend en charge au niveau financier. Donc tu ne serais plus simple surveillant. Qu'y comprendre? Je crois qu'ils te considèrent comme successeur de G.. Attends la fin du mois, tu verras bien. J'ai rempli la fiche ... C'est vrai que c'est un grand pas de fait, et ça améliorerait sans doute ta situation financière ... Mlle G. me dit qu'on te considère comme chargé d'enseignement. A ce titre tu pourrais passer le CAP l'an prochain. "
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18 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
3 billets mal organisés. Dimanche soir, elle a "écouté Londres en essayant de construire une armature de fils de fer pour poupée, échec total. Mal aux mains. Je vais lire 'Le corbeau' d'Edgar Allan Poe". Nouvelles en vrac: deux couples d'amoureux dans le train, dont l'un ne "cache pas son désir de se coucher en rentrant. Au train où ils vont, je crains même qu'ils ne soient couchés avant de rentrer". Paul lui a apporté un gâteau à la crème qui passe mal. Il va sous peu partir à Lyon. Elle envoie un petit mot à la mère d'André "elle était très intriguée par le papier de l'Académie. B. (électricien ?) était fermé, je n'ai pu avoir de résistance. Par contre le buraliste était ouvert mais pas de (tabac de) Virginie. J'ai pris 'Balto' et 'Gauloises'. Il faudra faire poinçonner ta carte d'alimentation"   Lundi 12h: "jour de colère parce que jour de la composition de Calcul. Est-il possible de perdre ainsi son temps avec des cervelles aussi stupides? 2 mois de travail pour aboutir à ce néant. Horreur. Ca, ce sont les mauvaises heures du métier. Elle a lu 'The Becket Book of Verse' (Samuel Beckett ) mais aussi "J'ai retrouvé un poème de Keats appris en seconde 'Ode on a grecian urn' et je me suis donné le plaisir de le lire à voix haute" ... et aussi "le poème cité par Charles du Bos comme caractéristique de la pensée de Keats: 'A thing of beauty is a joy for ever' ... Poutiou, je suis désolée pour les conséquences de ton escapade que je viens de trouver dans ta lettre d'aujourd'hui. Le Patron ferait bien de relire les 'statuts'. Fais attention tout de même. Dans un moment de colère il est capable de t'expédier au diable et tu n'es pas mal matériellement là-haut. Sois prudent chéri, ça finira bien un jour cette comédie ..."
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19 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
La veille, elle écrit de son lit. Echec à fabriquer des jouets (fête de Noël) "Je me suis consolée en mangeant pommes sur pommes. Les chemins de St Genis étaient boueux, j'ai trouvé de bonnes 'plouss' (plosses ?) dans la coursière. La nuit est arrivée en même temps que moi là-haut. J'ai cherché le garde (champêtre) dans son café, puis l'adjoint dans une boulangerie pour faire valider ma copie de Bac. Le village entre chiens et loups était étrange, tout creusé de ruelles inconnues et les hommes paraissaient gigantesques."   Mardi: Elle écrit en classe "ils font leurs corrections (de calcul) sans mot dire. Je n'entends que la voix criarde de ma voisine (Mlle D )... Pourquoi ce cafard ? Peut-être le poids trop lourd de cette fête de Noël. Je suis sans matériel, sans aide et j'ai présumé un peu de mes possibilités en ce qui concerne la danse. Je désespère de trouver des variantes à mes ballets. Hier j'ai essayé les nains. Ils sont trop petits vraiment et c'est difficile avec eux. Mais ces difficultés n'expliquent pas tout. Je suis triste en pensant à nous, à la sujétion où tu es là-bas et pourtant tu n'es pas mal. Le malheur c'est que nous tendons l'un vers l'autre constamment: c'est normal pour nous mais pas pour l'entourage. Si tu pouvais devenir instituteur même là-bas, ce serait mieux pour toi en un sens et plus mal aussi ..."
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22 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Vendredi 9h 30: "Ma classe est calme, le poêle ronfle, les petits ont bien compris les divisions ..." Un passage sur leurs séparations: "les années fuient trop vite malheureusement: car ce qui est vrai pour les mauvaises heures l'est aussi pour les bonnes ... Poutiou chéri, il ne devrait y avoir aucune ombre entre nous. Mais il faut parfois le sentir durement: nous avons été dès l'origine deux être séparés, différents, et il est difficile de réaliser un parfait rapprochement. Qu'importe, nous sommes les deux Poutious. Et cela est unique au monde. Personne ne l'a inventé. Le problème serait simple si nos idées étaient absolument les mêmes, mais en fait elles ne diffèrent pas beaucoup. C'est plutôt une manière de réagir à certaines choses qui n'est pas pareille. Tant pis, nous n'y pouvons rien et nous avons accepté cet état de fait implicitement au départ ... Je t'aime et tu peux avoir pleinement confiance en moi ... Cela m'a fait de la peine de voir que tu doutais. Je suis ta petite femme pour toujours, chéri ... Je suis très heureuse, poutiou. C'est la plus grande joie de l'amour que de pouvoir se reposer entièrement sur l'autre et de savoir qu'en lui il n'y a rien d'ennemi. Qu'aucun doute ne subsiste et que quoi qu'il arrive il sera là, il ne manquera pas. C'est tout au moins le sentiment de la femme vis à vis de l'homme. Elle aime à pouvoir se reposer sur lui. Je ne suis pas très femme peut-être en ce sens que j'ai appris très tôt à me débrouiller par moi-même, mais moralement je désire cela aussi pour moi et je le désire pour toi ... Il faut que je pense à ma dictée .."
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24 novembre 1946
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Lettre au crayon postée lundi matin. Colette a eu et apprécié les photos prises au musée par M. Soyer. Chez ses parents dimanche, a rangé, trié, jeté, une bonne partie de ses affaires. "Mes papiers ... ont presque tous passé au feu, geste cruel. Mais vois-tu, je me souviens de ce jour où j'ai trouvé dans un grenier les lettres d'une morte amie de Maman. Cette belle écriture sur des papiers raffinés m'est restée dans l'esprit. Et c'est fatal, ça ne peut se passer autrement. Doucement les objets familiers devenus encombrants quittent les fonds de tiroir pour l'oubliette des combles. Chéri la flamme a purifié tous ces débris d'amitiés perdues ou lointaines. Il n'y a plus que tes lettres à toi ... toutes tes anciennes si bien écrites et soignées et qui me sont si chères. Elles vont rejoindre les récentes" Des nouvelles de sa mère: "très malade. Elle a probablement le canal cholédoque obstrué. Cela necessitera probablement une opération extrêmement grave, je ne sais quand. Ca me fait une peine immense. Mais la bile se répand dans le sang et l'empoisonne peu à peu. Pauvre Maman. Elle est maigre, agitée et souffre beaucoup. Je tremble pour elle". Néanmoins, Colette envisage de passer Noêl à St-Etienne "comme pour nos fiançailles. En vérité ce sera bien, très bien. J'imagine cela tout à fait comme les 2 Noëls passés, comme si nous n'étions pas mariés, et le lendemain nous partirons chez nous vers le soir pour notre Noël commun. Qu'en penses-tu?"
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25 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lundi 9h "J'ai acheté le journal à St-Etienne. 'Le Patriote' annonce sans exultation des résultats très favorables au MRP dans la Loire grâce à l'absence d'autres listes de droite ... Lundi 12h: Chéri je crois que je n'ai rien au courrier, rien samedi, rien dimanche, rien lundi. Ces 3 jours sont trop longue coupure entre nous. Le vent souffle, sinistre, toutes les portes battent et la lumière a cette mauvaise couleur qui rend les intérieurs détestables. A la radio, les exploits de 'Fantomas' ... En regardant les photos (au musée) "j'ai pensé à tes yeux dont tu souffrais jeudi. Il faut que à ta prochaine venue tu ailles chez l'occuliste ou l'opticien. C'est trop grave cela chéri, toutes les photos montrent que ta vue n'est pas normale. J'ai lu samedi à la veillée presque tout un bouquin du Dr Biot sur les températures caractéristiques et leurs combinaisons. Je te le montrerai."
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26 novembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Colette grande fille, pourquoi ne pas m'avoir écrit encore? A vrai dire je comptais un peu sur le Dimanche des élections" (Elections sénatoriales) "pour avoir une lettre." Il a travaillé son anglais. A la radio, un critique de cinéma: "Pierre LAROCHE ce sévère critique qui doit manger plus de lion en face des films des autres que lorsqu'il écrit les siens   ce Pierre Laroche qui a esquinté (dixit Cinémonde) le dieu René CLAIR   P Laroche (re-re-re) lâcha du film d'un autre nouveau dieu, O. WELLES 'c'est un navet'. ('Le Criminel' est sorti en 1946). C'est peut-être vrai. L'orgueil, la volonté de puissance de O. W. dont je trouve mention un peu partout, c'est sans doute vrai"   Autre critique, celle du film (dirigé par David LEAN) 'Brief Encounter' "et là, c'est parait-il, un chef d'oeuvre parfait. Tant mieux, tout le monde est d'accord ... c'est Anglais, c'est signé Noël COWARD, c'est interprété par l'actrice de 'In which we serve' (Celia Johnson ?). Il y a bien adultère en puissance mais 'on ne couche pas ensemble'. Cela a étonné ce bon P. Laroche. Colette je te dis tout cela parce que c'est toujours nous. Je vois qu'il y a plus de nous-mêmes dans le 'cinéma' que dans les rues et même certains coins noirs de la ville" "Colette ma grande Colette, I'm waiting for a letter ...."
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26 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Elle vient de recevoir deux lettres d'André, "deux à la fois, après cet interminable silence. Chéri je ne peux pas supporter ton silence. Je deviens bête, terne, mesquine quand je n'ai rien de toi. Le jour est merveilleux, mes fenêtres sont ouvertes largement, le poste marche à souhait après des jours de friture intense. De grand nuages blancs voguent ... je sais qu'ils vont flotter sur les tours de Boisy et portent en eux l'image de tes yeux levés ... J'ai été extrêmement abattue par une sinusite violente dans le front, les sinus jusqu'aux mâchoires ... La classe aussi est dure... J'ai lu un peu avant de m'endormir le récit d'un juif allemand émigré en Amérique, ses déboires et son retour ardent à la mère patrie: la Palestine du sionisme. Seule la France lui semble être terre de liberté individuelle. Mais il rejette la fausse liberté américaine, en réalité pourrie de conventions puritaines et raciales (à son sens)"   Elle va écrire aux parents d'André, leur annoncer leur venue possible jeudi et leur envoyer des tickets de pain.
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29 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre au crayon. Ils ont passé Jeudi ensemble, André est reparti. "La petite pluie prévue t'accompagne. Elle a tissé derrière toi son réseau minuscule comme le prolongement vers toi de ce que tu laisses en arrière ..." Elle pense rester au Sardon samedi soir pour "avancer mon travail de jouets ... La classe est bruyante: le travail de découpage (pour concrétiser le calcul) amène toujours un peu d'effervescence. Tout est gris. Mais pas en moi. Je pense à ta surprise d'hier soir ... Tu vas sans doute lire ton Malraux " (la surprise ?) "Ce soir. j'imagine comme tu le découperas avec une lame de rasoir soigneusement, dans le calme de ta petite chambre. La radio jouera en sourdine ..."
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30 novembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre au crayon, postée dimanche 1° décembre à St-Etienne. Samedi au lit, décrivant sa chambre, et "des roses d'automne précieuses comme prétrifiées, au point que leur reflet est plus vivant qu'elles-mêmes. Ce visage-là, chéri, c'est celui que je lui connais quand tu viens vers moi après une longue journée de travail et que j'essaie de compenser notre solitude en te parlant un peu ... J'essaie de repenser une journée quelconque, celle-ci par exemple. Patience, énervement, mauvaise humeur, soucis, efforts, application, relâche, et d'un exercice à l'autre cette tension presque inconsciente qui le soir me remplit de sommeil et le matin me cloue au lit (quel effort pour se lever!) Ce soir j'ai corrigé des compositions de Français, puis fabriqué 4 petites poupées ..."   Dimanche matin: "J'ai eu des rêves affreux: dans ma classe au milieu des petites filles bien vivantes, des cadavres d'enfants parfaitement sages et un peu penchés avec des petites jambes raides; et sur un lit au fond, un être intermédiaire entre les mortes et les vivantes. Mme F. balayait d'un air tranquille: les mortes pour elle n'étaient qu'un problème d'ordures ménagères à déblayer. En fermant les yeux, je revois les petits tas immobiles ... "
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2 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Dimanche à St-Etienne, sortie avec Paul, "lecture tranquille à la maison en attendant la nuit". Elle a lu un ouvrage d'Aldous Huxley, "titre italien ('Marina di Vezza' 1925) satire d'une société snob, sans doute morte aujourd'hui ... J'ai parlé avec Maman. A un moment elle était seule à la cuisine avec sa maladie irritante et interminable. Et tout à coup elle s'est mise à chanter. Une voix (qui fut belle et pleine) mais qui ne voulait plus donner ce qu'on lui demandait. C'était si triste cette pauvre voix qui montait sur tant de misère physique que je me suis mise à rire convulsément. En réalité je pleurais. Je ne sais si Maman a entendu, elle s'est arrêtée et a ouvert la radio. On diffusait les choeurs du 'Faust' de Berlioz ... Je suis allée à la cuisine. Maman écoutait avec un visage détendu. On aurait dit que cela lui faisait du bien."   Elle reproche à André de s'être trompé dans l'adresse de ses parents. "Quand retiendras-tu que j'habite au 41 (rue Camélinat) ? ... Tout à l'heure dans le car j'ai vu une jeune institutrice de la région. Elle est mariée depuis juillet mais son mari (futur pasteur) est à Paris. Elle doit attendre des trimestres entiers pour le voir. Aussi compte-t-elle les jours. La vie n'est pas drôle pour les fonctionnaires."
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3 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Mardi, elle a reçu la lettre d'André de vendredi, donc du 29 novembre. "Je reçois ta lettre de vendredi, celle destinée à St-Etienne. Chéri je suis triste de t'avoir fait de la peine. ce n'était pas cela que j'avais à dire. Je me sens terriblement terne et abrutie que j'ai besoin d'une lettre très chaude pour me sentir de nouveau vivante ... Tes lettres sont belles le plus souvent et elles me sont chères ... nos lettres pourraient être nulles que ça n'aurait pas d'importance. Elles ont un sens par le seul fait que des mains glissent pour d'autres mains un papier dans une enveloppe comme le témoignage d'une présence...   Hier soir j'étais trop fatiguée pour sortir. Un élève a porté la lettre à Rive de Gier. Moi je suis montée me coucher.... J'ai passé mon temps à faire des poupées (4 créatures nouvelles), ça va assez vite maintenant. J'ai écouté l'émission d'André Gillois (vieux souvenirs pour nous deux): c'était relatif à 'la science et l'armée'. il y avait un certain Mr Chapelon, professeur de sciences je ne sais où qui a fort amusé le public par ses vérités à l'emporte-pièce annoncées d'une manière très puérile. Il pense que les généraux ne devraient pas accéder à leur grade à l'ancienneté car, dit-il, en vieillissant ils n'ont plus aucune imagination stratégique..."
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6 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Tristesse de la séparation. Intimité du souvenir. Je t'aime Poutiou. Je le sens dans cette grisaille de dehors. Je le sens en regardant ma petite table préparée pour toi, la cendre d'un feu allumé pour toi. Notre maison n'a de sens qu'à la veillée du jeudi quand nous mangeons ensemble. Ce n'est pas une gaieté débordante mais une joie douce, intérieure, vraiment le Home..."   Elle remercie André "Tu as été si gentil pour Maman. De cela aussi je te remercie ... Je sens tout à coup que les femmes du Sardon sont des 'Faras' (Si c'est du gaga stéphanois, faramelan: vantard). Mais elles ont leur bon côté aussi. Par exemple elles ont vu ma lumière briller à midi, et c'est pourquoi elles ont averti Mlle D. de couper les plombs. J'ai su, comme je le pensais, que l'attaque visait bien Mlle D." (?)
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7 décembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
Passage à la bibliothèque de Roanne (fermée). Travail de son Anglais "plus adapté à mes cordes vocales, mais horreur, j'en sais si peu". Il pense à Noël, à son costume marron qui l'attend, "celui qui date de notre mariage". Sinon, il porte un costume gris, malmené dans les voyages, qui "n'est pas fait pour la neige et la pluie. Il n'est pas fait pour le train hebdomadaire. Il n'est pas fait pour tous les contacts, pour tous les yeux étrangers. Il est notre costume de l'été 1946, de juin 1946 au même titre que ton tailleur gris et ton chapeau bleu. Il me reproche de ne pas le garder pour d'autres mois de juin, pour d'autres folies d'été..."   André évoque la petite chambre d'hôtel à Vichy (voyage de noces ) "Et j'ai de l'angoisse maintenant à repenser à cela. Est-ce que nous retrouverons jamais le 7 juin 1946?" (lendemain de leur mariage), "cela m'étreint. .. rien n'a dépassé la joie de ces matins de vacances (comme autrefois dans la simplicité de mon enfance) et des contacts humains" il se souvient être allé en Septembre à Paris. Puis il revient à Vichy: "Ah! je crois que j'ai eu de beaux jours pour mon voyage de noce (zut ces mots ne vont pas). Je me souviendrai que le 7, le 8 le 9 juin 1946 furent les plus beaux jours de ma vie."   Retour nostalgique à la tristesse quotidienne, à Boisy. "Je ne peux envisager l'avenir. J'ai de l'angoisse à y penser comme à quelque chose d'indéterminé, mais c'est pourtant cela seul qui peut ne pas me faire dire 'le Grand Meaulnes' est fini, tu l'as lu et il n'y a plus qu'à le relire, l'essentiel a été dit et vu ... Après tout évènement de félicité chacun de nous devrait mourir ... l'intelligence des poètes l'a compris qui a imaginé le suicide après le bonheur"
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8 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre écrite au dos d'une note d'information aux instituteurs et institutrices de la Loire émanent du Centre d'Education Sanitaire de Lyon (Ministère de la santé publique) qui met à leur disposition du matériel destiné à exercer leur tâche 'd'éducateurs de Santé" avec des conférences types (puériculture, tuberculose ..) des films sonores, des programmes et leçons d'hygiène générale, dentaire .... "Enfin, la journée est finie. Dehors est baigné de lune, une lune froide pleine de gel. Dedans on se sent bien ..."   Elle fabrique encore des jouets "une poupée de rien du tout. Et un divan blanc noir, faible résultat ..." Sur le 'Zéro et l'infini' "le zéro c'est l'individu (je pense) le je (la fonction grammaticale) L'Infini c'est la Pensée marxiste incarnée dans le Parti et suivie jusqu'au bout de sa logique impitoyable (pour l'individu et ses sursauts d'humanité: les tentations de Dieu; voir dialogue entre Roubachof et Ivanof)."
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9 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre écrite dimanche 8 décembre, postée le lendemain: "Je revenais de voir ma grand-mère" (Marie-Anne Henriette GUILLOT, sa grand-mère paternelle, à la Terrasse) "Il pleuvait. c'était la nuit (7h du soir) les pavés luisaient. Je ne sentais plus l'incommodité du mauvais temps." Elle revoit leurs "innombrables promenades au long de ces mêmes pavés ...   "Au début de l'après-midi, j'ai lu un peu du livre de A. Huxley 'Marina di Vezza'. Le livre m'intéresse de plus en plus. Il quitte le ton de la satyre pour celui plus objectif d'une étude d'êtres. A propos de "Le zéro et l'infini" il y a une petite phrase du texte qui donne exactement la solution du titre. C'est à peu près ce que j'avais pensé à une légère correction près. Je te transmettrai la phrase exacte. Le livre ... traite de la révolution russe, non pas en jugeant des faits (faits moyens ou faits résultats) mais simplement en discutant les principes révolutionnaires et en les conduisant jusqu'à leur extrême dénouement logique. .. ce qu'il est convenu d'appeler la conscience ou la pitié jouent ici le rôle de l'avocat du diable (ou de Dieu). Je crois que tu aimerais cela." Elle joint des violettes à l'envoi.
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10 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Mon amour chéri. J'écoute, plutôt j'entends les accents dramatiques de 'Tristan et Iseult'. Dans cette chambre calme et chaude, ils ne trouvent aucun retentissement sauf dans l'expression d'une extrême tendresse. Oui, tout fut délicieux en juin dernier (Evocation du voyage de noces à Vichy) Pour moi ausi ces jours furent lumineux et irremplaçables. André, nous ne revivrons des heures presque semblables que dans notre solitude et notre ambiance ... André, c'est significatif que notre souvenir préféré soit celui de notre mariage. Je crois que c'est assez rare ... Nous avons fait oeuvre personnelle dans un ordre généralement gouverné despotiquement par les conventions sociales et familiales. Cette partie de notre roman nous appartient ... Noêl vient. Cela aussi c'est beau, chéri, fin et touchant. J'espère de toutes mes forces que nous serons ensemble à la messe de minuit."
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13 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Vendredi 11h. 'Tu m'écriras longuement et vite' Hélas pour écrire vite il faut t'écrire à cette heure ingrate de midi. Et dans ces conditions, comment t'écrire longuement? ... Dimanche, comme convenu, je ferai l'entoilage" (un avion, en balsa, certainement) "J'ai eu un accident pénible avec un petit nain qui ne voulait plus jouer" (pièce pour Noël) "Il est remplacé mais je garde un mauvais souvenir de ce gamin qui pleurait de jouer, comme une fausse note dans le concert de joie enfantine. Cette semaine est la dernière pour la préparation de la fête. Il faut en mettre un coup. Dimanche prochain me verra sur les dents. Mais après, ce sera Noël, notre Noël à nous ..."
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14 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre peut-être incomplète qui semble faire référence à un moment difficile entre eux. André n'est pas là. Elle pleure. "Je me déteste parce que je me sens abîmée à tes yeux. Tout me semblait terreux et inepte et je ne pouvais redevenir moi-même. Si tu étais là, je crois que je pleurerais encore ... Je ne peux plus me supporter mais si toi tu disais seulement 'ma petite fille' je serais soulagée de moi-même et je ne serais plus obsédée par ton visage fermé et ton silence ... Tu n'es pas là et tu es peut-être amer et je n'entends pas ta voix. Tes sensations ne sont pas plus agréables que les miennes ... mauvais rêve ... je t'aime. Que tout est difficile et quelle déchéance parfois."
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14 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Réflexions argumentées après lecture des 'Jeunes filles' de Montherland et les lettres de Costals à Marie Paradis. Peut-être une réponse à un propos d'André ?

"Vendredi soir, heure inconnue. Je me suis laissée aller à terminer la lecture des élucubrations de Costa" (Costals) (comme tu l'as fait toi-même). Ecoeurant mélange de mensonges et de vérité! La scène d'hystérie de la fin est proprement répugnante. A mon avis cela doit exister. Mais le comble du comique c'est le rapport qu'on peut établir entre les graves lettres de Costa à Marie Paradis et le genre de compréhension qu'il en obtient. Quelle que soit la lucidité de Costa la gravité voulue de ses missives dépasse les bornes et produit un effet hilarant (après coup).

Les types de femmes choisis et construits à dessein sont des hypertrophies de caractère féminins. Mais cela ne m'intéresse pas. Je ne prétends pas connaître les femmes (leurs réactions m'étonnent souvent, ce qui prouve que toute la femme n'est pas en moi). Mais les monstres ne sont d'aucun intérêt pour les gens normaux. J'ai pris plaisir à la scène dans le parc avec la petite Solange, simplement parce que ça détend des folles précitées. C'est un peu plus nature (sinon naturel). Enfin, il faut bien vivre et Mr de Montherland a comme tout le monde besoin de vendre. Ce ne sont pas ses observations très profondes (...) sur l'antinomie homme-femme qui lui assureront une clientèle.

Ce sont des choses inutiles à penser comme à écrire: de telles idées ne changeront pas la face du monde. D'autres l'ont pensé avant lui qui se sont mariés quand même. Et tout le monde ne s'en est pas repenti. Montherland (Costa) a la faculté des hommes d'après guerre" (14-18) "vivant dans un monde où les femmes étaient en surnombre, où chaque mère mariait son fils le plus tard possible à la 'plus donnante'. Il est très possible que des phénomènes sociaux modifient complètement le comportement des sexes. Excepté en ce qui concerne l'instinct maternel. Je ne crois pas beaucoup aux lois immuables en ce domaine. Il y a des infinités de cas particuliers. et même pour ce qui est la différence de tempéremment, je crois (sous toute réserve d'un changement d'opinion) qu'il y a toute la gamme des hommes compris entre les hommes-hommes et les hommes-femmes (à caractéristiques féméinines aussi bien physiques que morales) et vice-versa.

Maintenant ce que je crois, c'est qu'au contact de l'homme, la femme a tendance à accuser les défauts et qualités à dominante féminine qui sont en elle. Je ne sais pas si cela est vrai pour les hommes. Ce n'est pas une comédie mais une nécessité instinctive. L'éveil de la féminité est comparable à l'éveil des sens et relève du même processus. Il comporte des avantages et des inconvénients comme de bien entendu. La jeune fille au caractère facile, serein, encline à temporiser, apaiser, supporter et laisser couler peut se révéler tâtillonne mesquine, querelleuse, capricieuse, susceptible, intransigeante, intolérante, fanatique, sectaire. La jeune fille brusque, bruyante, espiègle, taquine, moqueuse, donnera peut-être une femme douce, tendre, inquiète, empressée, apaisante, silencieuse, calme, bonne. La jeune fille insouciante, négligée, une femme coquette, attentive à plaire ... Mais ces transformations à vues ne sont pas aussi excessives, totales. J'exagère comme un chacun pour éclairer ma thèse."

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15 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"Je t'écris André pendant que les ailes de l'avion sèchent devant le four. Je ne suis pas très contente de l'entoilage. Un faux mouvement a gâché l'aile droite. Tant pis. J'ai beaucoup travaillé ... grand nettoyage, lessive, jouets, costumes, corrections de composition. Sans compter une visite à Mme F. (ce qui m'a valu un délicieux beignet aux pommes) Et ce matin la réunion du Sou des Ecoles. Cela a été assez orageux. Les mauvaises langues étaient présentes. On les a remises à leur place. Mlle D. a été tout à fait vexante pour les chères Dames de France (femmes Françaises)" (UFF, à l'initiative du PCF) "qui désiraient simplement la venue de Mr Batigne. On ne saurait être plus aimable pour toi mais la manière de donner vaut mieux que ce qu'on donne et dans le cas présent l'intervention fut plutôt maladroite." Le papier d'entoilage s'est déchiré, il faut le recouvrir partiellement. Bonne nouvelle à propos du Home: "D'après ce que m'a dit l'adjoint (au Maire) ce matin à la réunion ... j'aurais la réparation à condition de participer aux frais (achat du papier peint) ... j'ai accepté ... Je t'en prie, fais ton possible pour venir. Noël loin de toi sera gâché. Ce soir je regardais ma bague de fiançailles. Je pensais à Noël passé. Il y eut pour moi un moment triste quand tu me quittas et que j'eus soudain le soupçon que tu avais accepté cela sans conviction, seulement pour me faire plaisir. Mais depuis, j'ai pensé que cela n'avait pas autrement d'importance ... Je voudrais tant que nous soyons ensemble cette fois encore à la Grand'Eglise. J'aurais mon manteau de fourrure noir. Et il y aura de la neige .. peut-être. Tu seras venu m'arracher à la tiédeur de l'appartement pour la fraîcheur plus intime encore de la nuit de Noël ..."
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16 décembre 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre du lundi 16 à 11h30 du soir, postée le 17, envoyée à Boisy, mais redirigée sur l'adresse d'André à St-Etienne. "Tant d'heures passées à cette fête, et si peu pour moi! Je m'en veux un peu. J'ai montré 'The way to stars' (Film anglais de Antony Asquitt, 1945, guerre et amour) aux enfants. Il a eu un grand succès et j'en connais beaucoup qui espèrent le prendre. Nous avons passé le cap mortel du dimanche. Maintenant ce sera vite là. Jeudi, chéri, si tu veux bien, nous irons ensemble chercher des friandises pour les enfants ... Mme F. m'a donné du café et quelques abricots secs en me disant: 'Ce sera pour vous deux, pour votre Noël à tous les deux'. Alors chéri, tu ne peux faire autrement que de venir. J'espère que les vacances commençant le samedi, ils pourraient peut-être te lâcher plus tôt. J'ai trop sommeil, il faut nous dire bonsoir. Ta petite femme, Colette"
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18 décembre 1946
André à Boisy
Colette au Sardon
"Décembre, bientôt Noël. Notre troisième Noël." Un de ses élèves auquel il est attaché, Abel, s'en va demain. "Que préparer d'excitant, d'enthousiasmant pour les 8 autres qui aspirent à aller chez eux, qui n'iront pas certainement, peut-être un jour. Ah bien sûr je rêvais d'une fête commune ou de deux fêtes pour lesquelles Taiar (Taron ?) et Boisy seraient tour à tour spectateurs. Mais est-ce possible quand on n'a rien préparé et qu'on n'est pas un génie? Et puis encore, je ne peux me donner à ces enfants qui après tout, sont eux aussi, dans leur monde à part, puisque je veux être à Noël pour nous exclusivement."
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1947

3 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Colette, j'entame la meilleure tranche de mon séjour, celle qui mène au printemps" Plus loin: "Et quand ce sera le Printemps, je désirerai alors les proches vacances et tout recommencera comme autrefois: l'attente. Poster le courrier, à Renaison ou Pouilly ?" Souvenirs de "mon beau Noêl" dont il la remercie, du sapin. Il lui envoie ses tickets pour qu'elle les porte à ses parents.
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3 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Postée le jeudi au soir. Ecrite en classe , juste après son départ. "A peine si tu viens de partir et pourtant l'heure écoulée a rejeté infiniment loin, aussi loin que l'enfance (puisqu'il faudra le même effort pour m'en souvenir) les jours de ce Noël. Chéri, c'est passé, c'est déjà passé ... Je t'ai vu revenir tout à l'heure, c'était une bonne surprise d'une minute que ce retour brusque. Etait-ce le rasoir? ou quoi? Ca y est, je suis malade. Il faut que je termine ma lettre ce matin sans quoi elle ne partira pas. Je ne pourrai certainement pas aller à St Genis. La classe est glacée, le feu ne voulait pas prendre. Mais l'arbre est là-haut... Et ta robe de chambre, la valise blanche, les mouffles, tout demeure comme pour la finale d'un ballet qui se serait soudain immobilisé au 12° coup de minuit. Je n'ai plus faim de bonnes choses. Du thé et du thé et encore du thé (provoque un amaigrissement rapide affirme le livre de sciences).
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4 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Soirées dans sa chambre, étouffement, comment modifier la disposition du lit? C'est l'hiver malgré un rayon de soleil. On entend le cri de la chouette, on ne voit qu'une masse sombre. Pas de vie encore. Bientôt, on verra un papillon, une chauve-souris, un magnola en fleurs; attente de se revoir.
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6 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Enveloppe vide.
6 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Vendredi soir: elle est au lit depuis 3h de l'après-midi. "J'ai l'impression que mon corps est intérieurement délabré". Elle lit la Bible, relit l'histoire de Jacob et celle de Joseph qu'elle connaît depuis l'enfance. "Quand Maman nous faisait réciter nos leçons d'histoire sainte, c'était toujours Joseph". Mlle D. est venue la voir "Je crois qu'elle en a parfois assez d'être seule. Aussi ce soir elle en a profité pour me raconter ses rêves. Mais sa conversation m'a fatiguée. C'était très pénible de parler couchée. Maintenant j'écoute avec toi la leçon d'anglais" (to hold) ...   Samedi soir, du Sardon: Elle est montée à St-Genis, puis est allée "vers la grosse épicière pour acheter du café. Elle m'a sorti brusquement 'les hommes sont des salauds. A 48 ans je suis dégoûtée de vivre' Le pensait-elle réellement ? Je viens de lire un livre ... il commençait par un éloge de la féérie. Mais la féérie en question était sans doute à l'image des hommes de Mme G. J'en ai gardé une impression désagréable et cafardeuse   Lundi matin: "La neige essaie de tomber à nouveau. Pour moi ça va bien mieux (sauf les dents) ... J'aimerais bien une lettre mais un lundi, peu de chance.."
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7 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Enveloppe, papier fort et encre en rose et rouge. Il s'est occupé d'un "petit" qui avait mal à la tête: sortie à l'air frais sous un soleil magnifique, un peu de café au retour et installation à l'infirmerie. Evocation d'émissions à la radio, la Grèce des Jeux Olympiques, Corynthe anéantie par les Romains rageurs, mais ces émissions devraient passer en soirée pour être écoutées. "Que de matinées gâchées par l'organisation trop stricte du travail! Pourquoi n'étais-tu pas ici ce matin ?"
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10 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Vendredi matin. Incident au retour de Boisy: "Un contrôleur m'a fait prendre un supplément pour Rive de Gier, coût 6 F". Elle écrit du Sardon, au chaud, "Le feu ronfle, je t'écris de la cuisine, en bas (en classe) les briques des petits chauffent sur le poêle. Ils les trouveront toutes chaudes en arrivant. Mais je manque de sentiment effectif pour eux, mon intérêt est sans chaleur. Il y a la stérilité des salles de classe, de ma classe en particulier où je ne peux supporter ces ornements et décorations (Noël)." Un passage est consacré à imaginer leurs chambres respectives; plus loin, elle fait part de son incompréhension après avoir comparé les chiffres de la Tribune des Fonctionnaires: "Je trouve une discordance considérable entre l'indemnité annuelle et l'indembité mensuelle ... je n'y comprends rien. Il est près de 8h1/2, je dois descendre."
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13 janvier 1947
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Dimanche 12, postée le 13 janvier. Terrible dispute avec sa mère: "La matinée a commencé tragiquement, tragédie toute familiale d'ailleurs. Tout en procédant à ma toilette matinale devant la glace, je racontais à mes parents qu'en bombardant les chromosomes d'une certaine mouche, on obtenait des mouches présentant des caractères héréditaires totalement différents de la mouche-mère. Mes parents accueillirent plaisamment la nouvelle. J'en étais au rouge à lèvre quand l'idée saugrenue peut-être, me vint de lier cette expérience à la théorie de l'évolutionnisme. Imagine cela: la nature (en fait Dieu pour un esprit chrétien) opérant les bombardements d'une espèce animale à l'autre, ou plutôt faisant sortir une espèce de l'autre ... jusqu'à l'homme.

Mais mes divagations pseudo-scientifiques rencontrèrent auprès de ma mère le même accueil que celle de Dr Jekyll exposant ses vues dans la bonne société anglaise. Le seul mot d'évolutionnisme la fit bondir. Toutes ces théories sans fondement sérieux, depuis Darwin jusqu'à Rostand, lui font proprement horreur. Elle sait bien 'quel but caché poursuivent ces gens-là', et pour elle, elle se défend vigoureusement de provenir d'une espèce animale quelconque. Quelles que doivent être par la suite les conclusions de ces savants, elle préfère croire que l'homme fut créé à l'image de Dieu, âme et corps, totalement séparé du règne animal par l'étincelle divine qui est en lui. Elle me pria de ne pas venir l'ennuyer par de tels exposés qui 'troublaient tant d'esprits et ne leur apportaient rien en échange de la perte qu'ils faisaient en renonçant à l'espoir d'une autre vie plus consolante que celle d'ici'.

J'essayais d'objecter que l'Eglise ne rejetait pas totalement l'idée d'une évolution, en quoi mon père me soutint. Ma mère critiqua 'l'orthodoxie des journaux d'information dits chrétiens que nous pouvions lire. Jusqu'à nouvel ordre', déclara-telle, 'je m'en tiens à mon cathéchisme'. Mon père lui rappela que selon la Bible, l'homme fut formé du limon de la terre. Oui, dit ma mère, du 'limon'. Eh! bien dis-je qu'est-ce que le limon, sinon la matière vivante, le principe vital qui est en toute chose et dont le mystère n'est pas encore découvert. Et en quoi la pensée que nous pouvons provenir initialement d'un animal est-elle si choquante et si contraire à l'espoir d'une vie future, de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme? Quelle que soit notre origine, nous savons bien que nous sommes différents des animaux et notre comportement est en fonction de cette connaissance. Mais la part animale de notre nature n'échappe à personne. Oui, mais 'du jour où nous admettrons que nous sommes des animaux plus évolués, nous serons conduits à agir selon notre instinct'.

La discussion n'avait rien de l'air paisible que je lui prête en la relatant. Toutes les répliques étaient coupées de 'je t'en prie, laisse moi tranquille, je ne veux pas entendre parler de ça, je suis une primaire dans cette question, je m'en tiens à une foi simpliste, laisse moi garder mon espoir et ce qui fait un sens à une vie déjà bien assez désagréable' ... Je voulais m'efforcer de lui faire comprendre que ces choses n'avaient rien d'incompatible, tout au moins à mon sens. Mais la discussion devenait impossible. Et finalement, nous nous échauffâmes. Ma mère me pria de lui ficher la paix. Exaspérée je répondis sur le même ton. Alors, elle me pria de passer à la porte et de ne plus revenir troubler la quiétude dominicale. J'éclatai en larmes et déclarai que j'allais partir sur le champ. Et en effet je m'habillai en pleurant.

Mon père s'est précipité sur moi en m'embrassant et en me priant de rester. 'Quitte ce manteau, reste ..' Et la querelle s'est poursuivie très vivement sur un autre plan très particulier entre lui et Maman. Jusqu'au moment où ma Mère a été prise d'un malaise et obligée de regagner le lit. J'ai été lui présenter des excuses et tout s'est dénoué le mieux du monde par des embrassements et des plaisanteries. J'ai émis l'idée que peut-être c'était le contraire et que les animaux descendaient de l'homme par voie de dégénérescence ou différenciation. Cette théorie fut accueillie fort gaiement et, sauf une violente migraine qui me dura 3 heures au point de me donner des nausées, tout finit bien.

Après la messe de midi, j'ai été voir Mr J. pour le remercier des voeux adressés à la famille. Il t'envoie toutes ses amitiés. Il était très heureux, car il avait retrouvé deux de ses frères vivants. L'un était en France et l'autre en Russie, puis en Allemagne. De là seulement il a pu écrire. Aucune nouvelle ne passe de Pologne occupée ou de Russie... "

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14 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre commencée Lundi soir 13 à 11h . Elle a eu l'idée de poser, sur sa coiffure puis sur sa fourrure noire, des cheveux d'ange de l'arbre de Noël. "Le résultat était surprenant. Si tu veux, je te le montrerai mercredi soir." Elle a lu un peu du livre découpé par André sur "les prosateurs russes, ... j'y ai pris grand intérêt .." suivent les hypothèses de train et de gare.   Mardi: "Il fait soudain un pâle soleil. A travers les vitres humides cela brille comme les cheveux d'ange hier .."
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16 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Date incertaine. "Je suis triste, le souvenir de ce que tu m'as dit hier sur Boisy et ta lassitude me pèse encore. Dire qu'il a fallu que ce matin tu y retournes et que ce sera ainsi encore longtemps. Il est 11h 25. Ta Micheline vient de démarrer doucement. Je la vois s'en aller avec ce glissement doux ponctué d'un coup de trompette ... Dr Jekyll étend son ombre immense sur notre jeudi et cela prolongera encore longtemps des ondes en nous. André chéri, il faudra toujours faire très attention de ne rien laisser se glisser de mauvais entre nous. Toujours notre amour devra ressembler à ce qu'il était quand nous écoutions dans la pureté froide de l'hiver 'Le chant de l'âme'... Il y a un petit bout de soleil mais aussi de grandes chevauchées noires de nuages. Toujours Dr Jekyll et Mr Hyde"
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17 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre en deux parties, mais c'est la nostalgie qui domine. Vendredi "il y a quelques heure à peine nous nous sommes quittés comme tant d'autres gens se quittent au seuil du travail. Cela entrait dans le rythme quotidien des hommes. Il faut une longue période pour réaliser que ce rythme-là est différent de celui des autres." Suivent l'évocation des paysages vus du car (Roanne- Pouilly) leur beauté mais l'absence de Colette. Les chants d'oiseaux mais "que n'es-tu là à la fenêtre de ta chambre rose". L'attente des prochaines vacances même si "je souhaite ne plus revoir des vacances 1946" (?) ... Si nous avons un peu d'argent, nous les ferons aussi fraîches que celles de notre enfance ... Je t'aime, tu sais. Je t'imagine mince les cheveux au vent, un corsage et une jupe agités par la brise"
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18 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Date incertaine, entre le tampon et le contexte. "Elle a allumé deux feux, l'un chez elle, l'autre en classe. "Cette chaleur intense qui rend si difficile chaque séparation mais donne une telle plénitude ..." La voisine Mlle D. lui a dit que la veille à 9h du soir "quelqu'un nous cherchait. Je me suis demandé de qui il s'agit"   Puis, souvenirs récents: "Je pense à notre nuit clandestine. Comme nous avons besoin d'intimité. Enfin, nous entamons déjà notre semaine de pénitence et le pire moment est celui où il faut se séparer ... Cette formule de rentrer très tôt le matin est au fond assez bonne. Ce n'était pas plus triste que de te quitter à la porte de l'école. Seule la solution du coucher est à réviser" Elle a fait du café. "J'ai écrasé des grains avec la grosse bouteille et j'ai mis la poudre grossière dans l'eau ... Brr, la petite souris vient de me faire une frayeur terrible. Tout juste une ombre sur le plancher..."
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21 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
La veille, Colette a laissé un mot avant de partir, il l'a trouvé en défaisant le lit. Et puis la question, l'a-t-elle vu vu dans la gare, derrière les vitres malgré la vapeur et la fumée de la locomotive? Référence à un "sosie qui est revenu un certain matin après mon départ" !
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24 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Retour en train vendredi matin après un jeudi avec lui. Elle éprouve "une tristesse profonde qui s'est dissipée peu à peu en cours de route". A Rive de Gier, au passage à niveau, elle a "attendu patiemment, observant les allées et venues d'une locomotive. Dans cette obscurité à chaque coup de frein apparaissait une poussière d'étincelles fulgurantes. Tout près de moi, elle s'est mise à trépigner soudain comme une bête en colère qui renâcle. C'était effrayant. Ensuite ça a été le petit chemin du canal avec sa paix profonde et noire. Je ne voyais même pas luire le Gier. La rue du Sardon était bizarrement illuminée par les feux des travaux. J'ai vu s'avancer une ombre énorme: celle de l'épicière qui s'en allait très tôt distribuer des journaux. De sa voix masculine elle m'avertit des dangers de la glace et se volatilisa dans la nuit. L'école semblait endormie. J'ai vite fait du feu tout en songeant à 'L'Idiot'. (1946, film de George Lampin, avec Gérad Philippe et Edwige Feuillère) "Je n'ai encore jamais vu un film rendre aussi intensément des sentiments si complexes et si étrangers à notre manière habituelle de comprendre les êtres ..."
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25 janvier 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
"Le but de la vie, mais c'est de chercher la vie, bien sûr!" Après les habituels états d'âme, viennent des réflexions sur ce que dit Alain Gerbault qui "voulait nous parler de la mer, nous parle d'algues, desséchées cette fois et utilisées par l'homme. Jusqu'aux herboristes qui déssèchent la mer!"
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25 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Colette a eu de la visite: "Les bonshommes de l'assurance sont revenus. J'ai dit que tu ne voulais pas. Alors ils m'ont persuadée de prendre une assurance à titre individuel en ta faveur. J'ai donc accepté cette solution. Si je meurs, tu auras la grande consolation de pouvoir m'enterrer dignement avec le capital de 50 000F qui te reviendra alors. Si dans 30 ans je suis encore vivante, nous récupérerons les 50 000F + participation aux bénéfices de la maison. En somme un petit placement qui rapporte à tout le monde ... Au moment où j'ai signé après une longue discussion, l'un des types m'a demandé le prénom de mon mari. Il s'est récrié qu'il te connaissait bien, il était avec toi à 'la Manu'. Il s'appelle je crois Martin et t'envoie ses amitiés. Après quoi ils sont allés chez Mlle D. Sa police d'assurance m'a confirmé qu'elle n'était pas mariée, elle l'a contractée en faveur de son fiancé."   Suivent des remarques sur Dostoïevsky: "ses allusions diverses ('l'Idiot') me permettent de comprendre que le bouquin se sert de l'amour comme tremplin à des ouvertures méta-physiques. Le film insiste d'avantage sur le côté passion et rivalité amoureuse."
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28 janvier 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Mardi midi: Colette a reçu la lettre d'André "et cela était bon. Je regrette presque ma triste missive de dimanche. Mais c'est la vérité, je passe mon temps à lutter contre le froid. Cela absorbe même ma pensée et m'empêche de dormir. Madame F. m'a donné quelques raisins secs pour un 'pâté fais-toi bien'; c'est la nouvelle la plus importante d'hier. J'ai reçu une note de 300 F de la radio, une autre de 300 F de la Cie d'électricité. Mon évier est gelé. Mais tous ces ennuis mis à part, je suis heureuse parce que demain soir tu seras là. Et il fera chaud pour nous."
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fin janvier 1947 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Glissades et foot sur le petit étang gelé, fatigue. Lecture de 'Le Zéro et l'infini' puis remarque sur la dernière lettre de Colette: "Pourquoi ta lettre m'a-t-elle tant attristé et agacé? l'équation 30 ans = 50 000 F est horrible. Ha! que j'y préfère les menues sommes économisées jadis dans la perspective de l'inconnu" Puis André relate acte par acte toute une pièce radiodiffusée: 'L'aigle à deux têtes' de Cocteau avec Edwige (Feuillère. Cette pièce a été créée à Bruxelles, puis Lyon, et enfin Paris le 21 décembre 1946.) Il est enthousiaste. "Si je t'ai raconté le canevas c'est que j'ai aimé cette pièce ... J'ai trouvé là l'expression non de l'ambition des êtres vers le pouvoir politique mais de la puissance des êtres qui s'aiment, de leur joie à faire grand parce qu'ils sont soutenus par l'amour ... Vraiment c'était un beau spectale que j'aimerais voir au cinéma" (Ce sera fait en 1948).
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4 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre pleine d'entrain, la promesse du printemps en ce matin de février. "Je crois voir tout bouger, des visions de fleurs s'accrochent à tous les arbres. Que c'est bon d'attendre et d'espérer soudain. Comme le printemps doit être beau ... mais que sa flamme est brève!... Je pense avec bonheur à ce bondissement intérieur qui nous saisit à chaque saison! Il semble que tout va être encore mieux, en été nous rêvons de Noël et déjà le sapin à peine dépouillé nous devinons que notre amour sera merveilleux dans le cadre léger des fleurs et des vacances ... Chéri, à l'instant la petite pluie a abattu le grand vent. Demain s'annonce une journée chargée avec mes 50 gosses (8 jours de repos à Mlle D.) ..."
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7 février 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Aléas du train: "Le 27 mars le service sera rétabli complètement, on dit même qu'il sera aussi fourni en trains que celui d'avant-guerre". Spleen littéraire: "Il y a dans ma situation un leitmotiv de résignation qui fait peur souvent. C'est comme lorsque, ayant lu quelques lignes de Giraudoux, on relève la tête: on a envie de prendre son élan, mais l'espace d'une minute tout au plus suffit à nous faire comprendre. Nous n'avons pas d'aile. Et pourtant, comme un éclair, s'est présenté à nous un mélange de sensations de souvenirs et d'aspirations, bref un aperçu éclair du bonheur ..."
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10 février 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Deux hommes sont venus à Boisy dans "une splendide auto noire", puis sur le chemin ont été rejoints par "une silhouette balancée et enfoncée dans une canadienne (le patron)." Ils tenaient une "lance armée d'un disque carré comme on en voit dans les mains des gens des Ponts et chaussées (dessin en marge). Il est envisagé de construire trois chalets en bois pour l'accueil des enfants qui se verront interdire alors l'entrée du parc. Que tout cela est bête!"   Relation épique d'une panne de son poste de radio (dessin en marge) qu'il a voulu brancher sur une résistance. Un réparateur à Renaison a pris le poste mais André est méfiant. "Un flibustier... à voir la gueule du type et l'abandon des postes dans son atelier, j'ai bien peur que non seulement il me ruine mais encore qu'il utilise un procédé douteux" Il a joué 1h 30 au ballon "à belles tranches jaunes (dessin en marge). J'ai pris un peu de goût à m'en servir. revanche sur le passé (?)" Etats d'âme, citation de 'Werther': 'O nature pleine de grâces' mais rappelle que l'auteur Goethe était ministre à Weimar quand il écrit le livre. Puis un livre de Pierre BOUDEAU 'Grandeur et misère de l'Angleterre' et fin de la lettre en Anglais.
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10 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Samedi. Grippe, rhume, lit. Mlle D. lui a apporté la lettre d'André. "Je sais bien ce que tu as ressenti à propos de Giraudoux encore que tu ne puisses l'exprimer que par des comparaisons ... Je ne puis non plus l'analyser. Tu traduis cela par un élan. Pour moi c'est un rythme respiratoire nouveau convenant à des espaces longuement aérés". Les émotions artistiques s'enchaînent qui l'ont rendue "un instant plus intelligente et plus puissante ... Je sentais que je pouvais créer. En ralité je participais d'une manière très illusoire à la force créatrice d'un autre ... La 'Sonate au clair de lune' où Beethoven m'a mise dans cet état, il y a bien des années, quand j'étais petite pensionnaire à Roanne, la découverte de Rilke ('Lettres à un jeune poête') 'Tonio Kröger' de Thomas Mann, 'L'annonce faite à Marie' de Claudel. Mais le plus caractéristique parce que condensé et inattendu, ce fut peut-être ce simple moment d'un après-midi d'été, une grand chaleur, cette impression que l'on dansait derrière les volets, cette lumière intense que j'imaginais dehors; et dedans le parfum un peu forcé des roses dans la pénombre de la salle à manger. J'ai pensé alors à 'L'après-midi d'un faune" puis à Valéry. C'était comme si j'accédais à de grandes terrasses bienheureuses ... Quand je pense à tout cela, je ne sais comment le séparer, le délimiter de cette sorte de, j'ose à peine dire, 'exaltation' ... que me donne la campagne (j'évite à dessein le mot nature)... Je n'aime pas parler du bonheur qui me tend des choses. J'ai pour lui le même genre de réserve que pour l'amour. Même un poème ne doit pas l'exprimer trop ouvertement. Je suis dégoûtée par les épanchements conjugaux d'Aragon et de la même façon par toutes les mains qui dépouillent la beauté de son mystère ou qui tentent de le faire."

Dimanche;: "Ca va mieux, sauf le rhume. J'ai eu la surprise de me réveiller mince et plate après un jour de diète. Pour te plaire, j'ai mis ma robe de vacances ... De mon lit j'ai écouté la messe des malades... La matinée était merveilleuse mais déjà tout se gâte. Cela me ramène à 'Don Juan': les amours fraîches et brèves ... Pourquoi l'homme s'empresse-t-il de saccager la femme qu'il aime? Il ne lui laisse bien souvent pas même le charme de la réserve. Elle est à lui, n'est-ce pas, 'sa' femme, n'a-t-il pas le droit de jouir d'elle comme d'un fruit? ... Quelle sottise! S'ils savaient ce qu'ils perdent en ne respectant pas leurs femmes, en ne voulant pas qu'elles viennent à eux librement et à leur manière. Est-ce que personne ne sent donc la différence profonde qu'il y a entre venir à vous de notre libre élan ou subir vos désirs, nous soumettre à votre instinct de possession. Vous ne pouvez deviner ce qu'il y a en nous (la plupart d'entre nous) après un 'plaisir forcé'. Nous avons besoin de votre tendresse, de votre tendresse physique. Mais notre âme, vous vous en fichez pas trop. Et pourtant cela aussi a besoin de vivre en nous. Vous ne vous intéressez en nous qu'à ce qui vous concerne 'M'aime-t-elle ?' C'est à dire au plus profond: 'voudra-t-elle coucher avec moi ou faudra-t-il un peu l'exiger?'. Les jeunes filles, les jeunes filles à jamais à merci, les jeunes filles à conquérir, les jeunes filles qui n'étaient à personne, les femmes qui n'étaient pas à vous, vous les aimez et les désirez: qu'elles étaient belles et désirables et inaccessibles parce que 'libres' et apparemment 'pures'. Mais après ...

Dimanche soir: ta lettre a soulevé tant de choses dont je puis parler passionnément ... Tout est si confus et les pensées s'enchevêtrent. J'ai pensé non seulement à l'amour, à la femme ... au bonheur et à Dieu. Nous ne serons jamais heureux pleinement parce que nous sommes des médiocres capables de comprendre et goûter le non médiocre par instants quand il se présente. Nos meilleurs instants seront avec nos livres et entre nous quand nous saurons créer une ambiance suffisante pour oublier nos mesquineries ..."

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11 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre commencée le samedi 9, poursuivie et postée le 11 de St-Etienne. Samedi. Lasse la veille, couchée tôt après raccommodage de chaussettes. Mauvaises nouvelles à la radio ce matin, les fonctionnaires vont encore être mis à contribution: "Ils risqueraient de perdre une très bonne habitude, n'est-ce pas? Mais à quoi bon de réclamer quand le trésor est vide. Les soupirs de Mr Le Léap" (Secrétaire général de l'Union des Fonctionnaires CGT, non communiste) "manquent d'opportunité. Ce matin ... découverte d'un vol dans la classe des petits. Je crois qu'il faudra faire venir les gendarmes." Cafard, perspective d'un long dimanche, pluie. "Je m'en vais ce soir à St-Etienne. Je crois que j'irai voir Mlle B. (dentiste), je souffre des mâchoires". Plus loin elle dit bien qu'elle ira Dimanche chez la dentiste. Elle a copié une recette de gâteau (Savarin) "pour un jour où j'aurai des oeufs." La seconde partie, au crayon est écrite, par étape, entre Rive de Gier et St Etienne. Elle a raté un train en prenant son billet. Elle attend 1/4 d'h. Elle prépare l'enveloppe, colle ses timbres "le 50c n'est pas mal" Avec elle, une dame et son parapluie, qui "doit être considéré comme un personnage d'importance, fleurs bleues, manche carré. Il opine du bonnet d'un air malin ... Iras-tu te promener dans le pays du 'Grand Meaulnes'? Ici tout est noyé de brume et cela me rappelle notre sortie de vacances de Noël vers l'étang gelé et la voie ferrée joujoux où courait une mignonne locomotive ... Les arbres commencent à devenir des fantômes, nous arrivons à St Chamond ..." A hauteur de la Chabure: "Je me souviens du souper un samedi soir. Je t'attendais vers la voie sous les poiriers, un coin délicieux. Et ce matin où tu vins, les lilas étaient en fleurs et je t'ai embrassé ... Au revoir chéri, les lilas refleuriront bien un jour."
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11 février (?) 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
De retour à Boisy après le train. Roanne déserte et longue route. Arrivé à deux heures et demi. "Heureusement que la nature était accueillante. On sentait dans l'air, commme à St-Etienne le matin, un bien-être physique, des mouvements de printemps à l'intérieur de la nature. Et pourtant il ne s'est rien passé, le vent, les nuages bleus, les plaques de neige sur la montagne sale, c'est bien encore l'hiver ce matin." Projets d'aménager des lits jumeaux dans sa chambre et de faire la demande pour qu'elle puisse passer la nuit à Boisy. Dans l'enveloppe, la carte de voeux de la librairie Dubouchet
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18 février 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Encre rouge, deux (petites) pages en Anglais, ton allègre, type exercice de vocabulaire sur ce que l'on entend et voit. La partie principale en rouge aussi, mais en français. Rappel du départ la veille de la gare de Rive-de-Gier, signes derrière la vitre, elle au passage à niveau du Sardon. L'a-t-elle vu? Imagination sur un passager "reroquevillé, vieux, aux tempes et aux pommettes asiatiques, un paquet dans sa poche intérieure ... J'ai pensé aux personnages de Malraux, rivés yeux et pensées sur l'objectif à faire sauter à la bombe ... peut-être le wagon pour venger le Viet-Nam." A partir de St-Etienne, conversations entre des passagers qu'il a déjà vus, un sujet de procès, d'amende de la compagnie .. Vogue à Roanne pour les fêtes de Mardi-Gras prochain.
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18 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre du lundi 17 au soir. Il est tard, elle tombe de fatigue. Elle est montée à St Genis et a "cueilli et dévoré des baies d'églantier, délicieuses. Cela m'a rappelé nos promenades d'hiver à Boisy. Demain, Mardi Gras et je ne serai pas avec toi, comme je l'avais espéré ... Chéri je n'ai pas eu un seul mot de toi aujourd'hui ... J'ai commencé les 'Vertes années' de Cronin. certaines scènes me rappellent 'Qu'elle était verte ma vallée!' Je ferme le poste parce que je viens d'entendre un de ces truismes issus directement de la fatuité masculine 'Mais cher ami, elles courent TOUTES après les mâles'. Je t'aime André. Travaille chéri et pense à ton CAP si tu peux. J'ai réfléchi à nos vacances. Mais le manque d'argent est bien gênant."
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21 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Jeudi soir 8h. Elle l'a quitté à la gare de Rive de Gier et l'a vu passer, la main sur la buée de la vitre au passage à niveau. "J'étais hors d'haleine" Après je suis rentrée doucement, le chemin était très noir et je voyais glisser les lumières sur la route. J'ai traversé tristement le village, désemparée, et lasse ... Je vais dormir. J'écouterai le poste lumière éteinte après avoir lu un peu de Cronin. Mais le mal de ventre persiste.   Vendredi matin. "j'ai retrouvé ma classe. Les petits semblaient heureux de me voir. Ils avaient préparé un bon feu et la classe était chaude ... Mon bureau aussi avait été rangé, épousseté ... Les quelques pages lues hier avant le sommeil étaient tout à fait charmantes. Un repas de première communion où Grand Papa avale 3 bouteilles de 'Frascati' et presse la main de l'hôtesse par dessous la table, et cette délicieuse description du catéchisme au couvent sous le seringua en fleurs avec la jolie soeur Cecillia. Quand Grand Papa en entendit parler il désira aussitôt, ce parpaillot anabaptiste, se faire inscrire au cours du couvent. Malheureusement, ce fut la mère Joséphine qui reprit les leçons et Grand Papa prit la porte ... Je vais donner une dictée de Cronin aux petits"
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22 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
"Tout est si calme. les grands calculent un problème interminable, les petits préparent un texte sur la venue du printemps. Non pas l'arrivée glorieuse avec les fanfares de giboulées et les pluies de fleurs comme un carnaval flamboyant. Mais l'autre, si patiente et si humble, à peine perceptible aux regards qui guettent, même avec le plus grand désir ..." &bsp; Elle reste au Sardon dimanche (Cronin, cahiers à corriger, ménage, lessive ...) et a "la gorge voilée et douloureuse" mais ce n'est pas une angine plutôt de l'irritation.   "André depuis ta dernière lettre, j'éprouve une sorte d'angoisse, l'angoisse d'un réveil sans saveur au sortir d'une nuit bienheureuse. Non, non, pas cela. Nous avons besoin de sentir notre vie mouvante et chaude en nous comme le courant même d'un sang riche et impétueux. Je ne désire pas la paix faite d'inertie, d'accoutumance et de demi-satiété. Mais éprouver, sentir, désirer intensément. Est-ce que la vie serait trop longue en vérité, ne serions-nous pas trop courts pour notre vie ?"
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25 février 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Il évoque le temps où Colette lui écrivait il y a deux ans. Il a retrouvé des billets égarés et certains de ses poèmes dans "le carnet rouge" , le temps de "Mlle Prune" (Colette ?) "Je me demande maintenant pourquoi il y a quelque chose de changé. Pourquoi ? Après tout, les souvenirs sont beaux et c'est pour cela qu'ils ont le pouvoir de remuer le corps entier, de le tremper comme s'il était dans un bain de larmes" Il évoque "l'écoulement de la harpe , le merveilleux de Debussy et Ravel .. La musique coïncide avec notre corps, pleure et frémit avec lui, les mots sont bien souvent bêtes et prétentieux ..."
178, note 4
26 février 1946
Colette au Sardon
André à Boisy
"La neige m'a forcée à demeurer au coin du feu. Puis-je m'en plaindre? Tout était si calme, tiède et silencieux. J'ai racommodé les chaussettes de Mr mon cher mari tout en regardant tomber la petite poudre blanche. Où était le merveilleux matin d'hier ... Maintenant je suis toute disposée à aller au Théâtre Verlaine entendre la perverse Mme Russel et sans doute chéri y serez-vous aussi, peut-être vous y rencontrerai-je. Ce serait charmant. J'ai relu quelqus poèmes de Shelley notamment 'Ode to the west wind' dont j'ai été aussi enthousiaste que jadis. Cela mis à part la journée a été monotone. Le facteur ne m'apporta qu'un journal sans attrait."
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28 février 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
7 timbres sur l'enveloppe! Il lui écrit pour lui annoncer qu'il ne sera pas le lendemain pour son anniversaire (1° mars) mais pour sa fête (6 mars) Un dessin au verso est censé représenter Colette bébé mais avec "déjà de longue tresses"
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28 février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Elle est rentrée de Boisy. C'est le dégel "Comme ce dégel est paisible. Je me souviens de celui de Boisy, le 1°, qui restera l'unique, le 1° qui me produisit une telle sensation de 'Hors temps'. Merveilleuses gouttes tombant lentement avec cette cadence irrégulière et cette multiplicité qui marquaient notre première rencontre là-bas. C'était à la fois calmant et presque insupportable. Dans le train j'ai relu mon 'carnet rouge'. Il a pour moi une vertu de résurrection. Mais ce n'est pas cela qui m'intéresse. Je n'éprouve pas au contact du passé l'émotion sacrée convenable. Simplement j'aime retenir sous cette forme les moments les plus intenses. Une victoire sur le temps et sur moi-même car il est malaisé de condenser des émotions en mots. Non que j'ai écrit cela à titre d'exercice ou d'exorcisme, bien sûr ... Ce fut en son temps une nécessité. Mais à présent n'est-ce pas, je puis juger de la forme."   On annonce une augmentation des "traitements (des salaires) inférieurs à 7000 F. Les crédits nécessaires seraient obtenus à partir d'un prélèvement de 20% sur l'ensemble des ... salaires (???) Ai-je bien compris ? Normalement tu devrais être compris là-dedans. Ce ne serait pas dommage, n'est-ce pas?"   Elle revient sur la soirée d'hier, elle a "aimé ce film et en même temps je l'ai trouvé impudique ... J'ai déjeuné copieusement et je le regrette. Je n'avais pas faim à ce point. Les débordements sont toujours punis"
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février 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Samedi, 2h de l'après midi (pas de date, tampon de St-Genis peu lisible) Elle écrit pendant que les élèves sont "en étude pour une leçon non sue". Elle a reçu la lettre d'André avec son charmant dessin. Elle a lu un article dans 'Votre santé' sur les ultra-sons: "produits par des vibrations si rapides qu'ils ne sont pas perçus par l'oreille et dont les applications thérapeutiques sont variées. Ils agissent sur de petits organismes à la manière de la bombe atomique sur l'être humain. Ils produisent une désintégration (un électro-choc) qui renouvelle complètement le milieu ambiant .. peuvent avoir une action sur les activités glandulaires, circulatoires etc ..."   Elle voulait lui envoyer le schéma du moteur à explosion mais préfère lui parler des 'Possédés' de Dostoïevski. "Après un démarrage interminable le livre offre des scènes fulgurantes auprès desquelles le film 'l'Idiot' paraît presque fade"; Se pose alors la question de qui peut incarner à l'écran les personnages de Dostoïevski: "Edwige Feuillère est trop une beauté évidente, extérieure et attirante ... Elle joue bien mais sa grâce mutine, sa sensualité brillante, son intelligence spirituelle s'opposent à ce qu'elle les incarne. Les personnages de D. ne relèvent pas d'Eros mais de Dieu ou du Démon. Greta Garbo dans Anna Karénine avait quelque chose de plus lourd, de plus accablé, de plus fatal. Mais elle non plus n'aurait pu incarner les êtres de D. . Ingrid Bergman peut-être"
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1° mars 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
C'est l'anniversaire de Colette. Il vient de lui poster un livre "un volume glorieux. mais l'intérieur ne vaut pas les promesses, j'en ai peur". Suit un passage torturé: "Je t'aime Colette 'mais' c'est toujours dans la joie. Je dénie bien d'ici le confort, le douillet de la vie à deux 'mais' je sais cependant qu'il est négatif. Aussi la moindre contrariété l'anéantit, en montre la faiblesse." Il regrette ses "billets d'autrefois .. je relisais le désir que tu avais de cette vie à deux, cela me comblait de joie mais aussi de mélancolie ..." Sans transition il passe au film 'Brève rencontre' (David Lean, avec Celia Johnson, Palme d'Or à Cannes 1946) qui "a plus de profondeur qu'on le pense, une profondeur sans doute inconsciente aux critiques, aux spectateurs; je ne crois pas en Noël Coward (auteur du livre) qui fait un peu partie des malins à la Bernard Shaw bien que moins orienté en ce sens que ce dernier, mais plus humain ... Car il y a deux façons de voir les hommes, de nous voir humains, celle de la perpétuelle riposte ironique et acide, et celle qui coïncide avec nous autres humains ... 'Brève rencontre' c'est si naturellement humain que l'on oublie de voir de sentir plutôt, le décalage entre l'oeuvre étalée et la sensation d'une tendre ironie qui en est à l'origine ..." Les réflexions se poursuivent "je suis allé trop loin et il me faut revenir. Ma sensation de vérité définitive s'est diluée elle aussi"
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2 mars 1947
Colette à St-Etienne
André à Boisy
Elle a reçu sa lettre du 28 février avec "sa joyeuse banderole de timbres multicolores"" et "le charmant et impudique dessin". Elle est allée chez lui, "J'ai vu cette fois un rat blanc albinos et nous avons bavardé (avec la mère d'André) gaiement comme l'autre fois ..." Chez elle, la mère de Colette lui a fait état d'une émission radio : "Un cri d'alarme. Il s'agit de sauver notre colonie de la Guyane que l'Amérique considère avec bienveillance. Une invitation pressante est faite aux Français qui désirent acheter des concessions là-bas. Le climat est bon, contrairement à ce qu'on pense en général. Si nous ne pouvons être ensemble l'an prochain, nous irions là-bas ou ailleurs peu importe. Mais cela nous donnerait l'occasion de voir du pays, voyager, sortir de ces petits bleds bien charmants mais qui le deviennent moins avec le temps. Tu parlais l'autre jour de l'Amérique. Eh! bien ce serait l'Amérique du Sud ... le tout est de partir ... Après tout il ne faut pas plus d'effort pour vaincre l'imprévu quand pour la première fois on s'installe dans un village inconnu de n'importe quel lieu du monde. Le plus dur est de vaincre sa peur à soi, la peur de l'inconnu ... Serons-nous capables de rompre nos amarres avant d'être tout à fait de vieux fonctionnaires? Ne le désires-tu pas ? Tu parles toujours de voyages et de départs, est-ce encore un rêve, seulement cela? Sais-tu que si j'étais seule, je serais déjà partie, non à la poursuite d'illusoires satisfactions, autre part ce ne peut être meilleur, mais simplement à la recherche d'images nouvelles et d'ambiances différentes. Et sûrement d'une vie plus large. Ne connaîtrons-nous en fait de voyages que le parcours Roanne-St-Etienne-Lyon et n'aurons-nous comme perspective de vacances que les colonies de vacances? André, pense à cela sérieusement, n'esquive pas ma question. Peut-être par timidité allons-nous perdre des chances d'enrichissement ..."
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3 mars 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lundi matin. Dimanche (chez ses parents) elle a assisté bien malgré elle "au meurtre d'une pauvre souris palpitante. C'était horrible. Pourtant la misérable payait une trop bonne chère; elle et ses consoeurs ont dévoré la totalité de nos réserves, y compris le charbon de bois et les infusions (comme dépuratifs je suppose). C'est donc dans une atmosphère de coups, de vociférations et de cris aigus que je t'ai écrit ..."   Elle est rentrée au Sardon avec son père qui allait à Lyon. Elle pense aux vacances, aux voyages: 'Marine nationale' présente des projets de départ qui sont vraiment des invitations suggestives. Pâques: Corse (6j), Afrique du Nord (13 jours). Grandes vacances: Visite du 'Queen Mary' (Southampton), Guadeloupe (Septembre) ... D'autre part je sais que se prépare une manifestation monstre de la jeunesse mondiale aux grandes vacances à Prague.   J'ai écrit à la L.M.C." (Ligue Maritime et Coloniale) "pour avoir les circulaires de voyages et dès aujourd'hui je commence des économies. Tu sais chéri, je nous imagine tous deux sur le pont d'un bateau. Je n'ai pas le mal de mer" (hélas! si!) "toi non plus. ... Qu'en dis-tu?   Ne casse plus de poste et ne prends plus le tram en fraude. Il nous faut beaucoup d'argent pour l'été ... Tu n'aimes pas faire de projets. Mais moi j'adore cela. C'est vraiment du bonheur à peu de frais. Et le désir est si souvent meilleur que l'objet désiré. Cela console de cet hiver qui n'en finit plus, de cette neige persistante et de ces jours qui coulent bêtement sans nous réunir ..."
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7 mars 1947
Colette à la gare de Roanne
André à Sail les Bains
Retour du village d'enfants où André est depuis peu suveillant. Ils viennent de se quitter, elle est "dans un café désert en face de la gare. J'y ai trouvé ce papier quelconque. Un bruit de vaisselle et de la pisse d'âne colorée en marron sucrée avec du 'sucre' qui me coûte 9 F. Mais c'est vraiment donné". Elle avait un 1/4 d'heure d'avance pour prendre le car à St Martin (d'Estreaux), mais il "était sur le point de partir. Il semblait n'attendre que moi ... Oh chéri, c'était un tel bonheur hier et ce matin. Il faudra aussi marquer le 6 mars... Cette journée fut vraiment gagnée. Pour l'instant je suis tellement pénétrée de notre amour que je suis incapable de tristesse. Demain ce sera peut-être différent. Mais rien ne compte auprès de cette certitude ... Nous pouvons sentir pleinement que nous nous aimons. Sans doute est-il difficile de se maintenir à pareille hauteur ... Il faut que tu aies toujours la certitude que je t'aime chéri, même à travers les périodes d'obscurcissement. Nous sommes de pauvres humains et parfois 'sans lumière'. Mais tu le sais chéri, le printemps ne cesse de couver sous les bourgeons d'hiver. Puis il vient, éclatant."
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8 mars 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Des réflexions successives. La veille au cinéma, un film où "deux enfants s'enfuyant sous la pluie, serrés l'un contre l'autre ... Bette Davis ... il y a chez elle un léger excès de sécheresse et de nervosité qui est sa marque de fabrique, mais carricature un peu l'image qu'elle offre d'elle-même .... Dans le train, j'ai lu mon Jacobsen (?) les idées traités me produisaient un curieux effet d'agacement comme des choses rejetées depuis longtemps. Comment expliquer cela: je me mets à détester les lieux communs sur la condition de la femme et sa mésentente fonctionnelle avec l'homme. Je ne puis souffrir la fatuité de Montherlant ... Je sais maintenant pourquoi Rilke aimait Jacobsen. Il y a une profonde ressemblance dans leur manière de considérer la femme. Il semble que leurs 'adorables' jeunes filles soient toujours dévoyées, étouffées et dédorées par la vie conjugale ou n'importe quelle sorte de convention amoureuse. D'ailleurs Rilke n'imagine pas la possibilité de l'accomplissement mutuel dans l'amour. L'amour est 'solitude, solitude toujours plus grande'. Il n'y a qu'un accomplissement personnel à condition bien entendu de refuser l'illusoire rapprochement. Les mêmes idées sous d'autres formes existent dans mille cervelles de femmes. Mais si l'incompatibilité est telle entre les sexes, comment chaque femme adore-t-elle un fils qui souvent ressuscite son père à s'y méprendre? Ou alors, tout repose sur un problème d'ordre sexuel. A moins que les exigences de part et d'autre ne soient vraiment démesurées ..."
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Printemps 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Pas de date. Peut-être encore à Boisy, où de sa fenêtre ouverte il sent "le souffle du printemps". "Hier soir nous avons fait un jeu de nuit dans les environs du château. Et ce matin sans électricité est triste, du remue-ménage au-dessus de moi, des lits et des seaux à l'occasion des prochains visiteurs" . Il fait référence à un film 'Monsieur de Falindor' (sorti le 29 janvier 1947) histoire post médiévale, 1550, avec reine, beau chevalier etc. Il a essayé de participer à un jeu radiophonique en lien avec Edward Sterling, mais n'a pas gagné le livre, "je n'étais pas le seul à connaître 'A thing of beauty is a joy for ever' ..." Puis, il pense à Colette, "tu ne viendras pas, et pourtant je suis avec toi"
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9 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Lettre du dimanche 9/10, postée le lundi matin 7h à St-Etienne. Elle est allée à 14h au cinéma. 'Mrs Miniver'. La salle était à demi vide. Le film eut été certainement meilleur si tu avais été là. Mais bien qu'il se tienne dans une honnête médiocrité, le charme de Greer Garson opère toujours. Son sourire est merveilleux non seulement à cause des dents blanches et saines mais aussi à cause des yeux qui miroitent comme l'eau au soleil ... Et vois-tu chéri, elle s'appelait Colette. C'est tout à fait bizarre, ce n'est pas un nom anglais ... J'y suis allée non pas pour oublier mon ennui, il m'accompagne partout, fidèle compagnon. Mais pour retrouver notre monde à nous.   Samedi soir j'ai essayé d'avoir ton tabac. Mais ta buraliste n'avait pas reçu sa ration. J'ai fini par prendre deux petites boîtes de 'High Life'. J'ai peur que tu n'aimes pas ça. Aussi j'ai touché ma décade (rationnement ?). J'ai pu avoir une 'Balto' que je t'envoie, mais pas de 'Gauloises' ... Ensuite je suis allée chez le dentiste et oh! bonheur elle me prendra samedi prochain au lieu de jeudi." Puis commencent les habituelles hypothèses, "si tu viens ...l'heure du dernier train ... L'heure à laquelle tu arrives... savoir cela tout de suite pour que je puisse aller à St-Etienne... Fatigue ? sinon cinéma ..."
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10 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Lettre après son retour de St-Etienne, postée lundi soir à 18h à St Genis-Terrenoire. Couple dans le compartiment. Lui insignifiant, elle dédaigneuse mais enfantine quand elle se penche sur lui les yeux clos. Il tripote les clefs de sa maison, "geste plein de sens pour moi qui rentrais seule dans une maison froide où personne ne m'attendait, où je n'attendais personne."   Chez elle, elle retrouve ses fleurs (les bourgeons de mon anniversaire et un brin de mimosa acheté en allant à la messe, dans des vases.) Une petite branche de mimosa est à toi" (Elle est jointe à la lettre) Elle pense à lui, ébauche une solution pour se voir, un train très tard, Roanne à 1h 1/2 du matin, attente en gare jusqu'à 6h 47, gare de Sail 40' plus tard, et 1h encore, et "je suis au village" (d'enfants) Puis c'est la stratégie du retour après une nuit ensemble à Roanne. Autre solution si André obtient sa liberté mercredi et construction d'un scénario d'horaires, nuit à Roanne, ensemble jusqu'au jeudi soir..." Mais cette solution est coûteuse "sauf si j'apporte la nourriture..." Elle envisage aussi qu'il prenne une "longue permission qui te permette de rentrer seulement le vendredi vers 2h de l'après-midi comme moi j'ai fait vendredi dernier, tu serais à St-Etienne à 10h30, je t'y attendrai. Nous y passerons la journée. Le soir au Sardon. Ah! oui, mais tu n'aurais pas de train pour repartir dans la matinée ... Zut, Zut, Zut! "   Lundi matin: "J'ai fait une bonne séance de culture physique, je suis moulue ... mais contente de mon effort. Je n'arrive pas à chasser l'angoisse qui me tient depuis avant hier. Angoisse bizarre, une peur de ne pas savoir à temps ce qu'il faudra faire ... J'ai reçu une volumineuse réponse de La Ligue Maritime et Coloniale: bulletins de propagandes, carte et abonnement etc ... Je pourrais avoir un colis gratuit dès que je serais abonnée. ... Je t'aime Poutiou. PS: Je te fais parvenir ce soir un colis de tabac, j'espère que tu l'auras au moins mercredi."
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11 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
André est au Village d'enfants de Sail sur Couzan d'où il a envoyé sa première lettre. Courrier décousu: une histoire de Prince retenu par une force magique et d'une jeune fille qui l'attend. Un rêve signifiant, lui semble-t-il. Puis une lettre plus classique, sur son quotidien, la gym le matin, pas de petit-déjeuner " parce que je ne saurais quoi manger de différent au repas de midi"
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mars ? 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Horrible déception, André ne viendra pas. "ne te donneront-ils pas le temps de souffler entre tes 2 voyages?" "Si les autres ne prennent pas de congé, c'est qu'ils ne le veulent pas" (André également ?) "Parles-en à G., c'est vraiment abusif surtout dans notre cas. Si vraiment tu en as assez, eh! bien tâche de te faire mettre en congé de maladie (...) Je t'aime, quelle tristesse."
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13 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Le dimanche avec Colette semble compromis. Ils devaient se retrouver à Lyon mais il doit faire la fin de semaine à Sail. Selon l'Inspecteur "il n'y a pas d'autre homme disponible dans la Loire". Ciel gris, "gosses insupportables ... depuis des jours j'aspire à fuir, à laisser tomber tout le monde, mes nuits sont lourdes de fatigue inexplicable et vides de pensées joyeuses." Il se reprend: "Je viens de lire 'l'Espoir', une bouffée d'espérance m'a traversé ... J'ai lu que peut-être un changement radical dans le régime allait se produire. J'ai lu textuellement que De Gaulle avait reçu ses anciens ministres, que même le communiste ancien ministre de l'air à Alger" (Charles TILLON, dans le gouvernement provisoire d'Alger) "avait à son tour fait le voyage à Colombey. Alors j'ai ressenti les fraîches impressions d'autrefois. Je me suis retrouvé un instant avec l'âme des jours héroïques où le pays entier semblait prendre un pas nouveau. De Gaulle, les premiers mois de la Libération, mes voyages à Lyon, tout s'est transformé en une bouffée d'air pur".   Retour au présent, "espoir de pouvoir venir, demain peut-être ..." Puis "Le retour au passé est un calmant pour moi car jamais les premières impressions ne s'effacent et c'est de ces jours héroïques que datent nos meilleures heures. Depuis je n'ai fait que m'éloigner de nous".
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17 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Lettre plutôt positive, en l'attente de la visite de Colette. Une multitude d'informations sur les accès (plans) et de mises en garde sur les dangers, en particulier, les chiens.
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17 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Il a changé encore de chambre, démonté le 2° lit de la chambre des invités, changé l'armoire de place, descendu un fauteuil et une table. "Je suis découragé, Colette, la perspective d'une arrivée de gosses ne laisse plus de doutes. Monsieur E. m'a bien conseillé d'écrire à l'Inspecteur par la voie hiérarchique mais ... Autre suggestion: s'il arrive des gosses il faudra 4 classes; si tu pouvais être détachée (à Sail) sans perdre ton poste, et encore se poserait la question du logement de ta remplaçante ... Il s'agirait pour moi d'écrire en ce sens en appuyant sur la condition que je mettais à mon maintien à Sail (bien audacieux!). Soit pour toi d'aller voir N. (l'inspecteur de Colette), et encore ne faudrait-il pas entreprendre cette démarche, qui équivaudrait à un renoncement à retrouver Boisy, avant d'être sûr que l'Académie se proposerait d'envoyer un 4° instituteur. La semaine dernière tu étais obsédée par les horaires de train. Maintenant c'est moi ...   "Les oiseaux folâtrent entre les arbres, se posent chacun sur une branche puis reprennent leur vol commun. Hélas, où sont les ailes d'oiseaux? Je suis englué à une branche et toi à une autre. J'ai peur de ces Jeudis où tu n'es pas avec moi. M'aimes-tu alors? Ta si nette résolution de ne pas venir jeudi m'a laissé un peu d'amertume l'autre jour sur le quai de la gare"
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18 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Mardi 9h. Elle va écrire à l'Inspecteur pour être en règle pour samedi (elle part plus tôt prendre le train). Elle a aidé Mme F. à 'sarmenter'. Comme l'an passé, quand ils étaient fiancés, et depuis rien n'a changé: "toujours le même élan. Et sentir cela dans le vent frais d'une soirée de mars, seule avec une vieille dame bienveillante couchée à l'autre bout de la chaillée" (? rang de vigne ?) "et qui vous parle par-dessus son épaule en criant pour se faire entendre ... C'était une vraie bénédiction. Mon salaire a consisté en quelques fruits secs pour un "pâté fais-toi bien", un bouquet de violettes que j'ai ramassé au fin fond du jardin et un petit souper. Ce n'était pas mal pour 2 heures de travail pénible. Mais j'aime cela comme toi tu aimes dessoucher.   Elle lit jusqu'à minuit 'la maison de Roquebrune' (?), infiniment "plus facile à lire que Les Possédés". A ce sujet "chez Dostoïevsky, l'action a infiniment moins d'importance que l'être. Il semble regarder ses personnages avec plusieurs paires d'yeux ce qui leur confère un caractère extraordinaire".   Retour à André: "pourquoi ne demanderais-tu pas à tes collègues instituteurs la permission d'assister à la classe. Ca t'avancerait énormément et d'autre part ils sont assez expérimentés. Vraiment je l'ai éprouvé, c'est ce qu'il y a de meilleur pour un débutant"
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21 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
La lettre bleue d'André lui a procuré joie et peine. "De la joie parce que je te retrouverai toi avec tes inquiétudes et ton climat particulier et ton amour 'quand même'. De la peine parce que je ne comprends pas que tu aies pu discerner de la désinvolture dans notre adieu". Ferme mise au point. Compte-rendu de ce 2° jeudi sans lui, à St-Etienne: Elle a dit adieu à son frère, est passée porter des violettes et un ticket de pain à la mère d'André, séance chez le dentites qui lui a horriblement fait mal et nouvelle dent en métal (couronne ?) rencontre avec une amie de ses quinze ans revenant de voyage (Afrique du Nord et Angleterre où elle a visité les Hauts du Hurlevent). Retour de nuit au Sardon, les arbres sont en fleurs. "Il y avait un arbre merveilleux couvert de fleurs irrélles qui lui conféraient une légèreté céleste. Cet arbre avait oublié la pesanteur, il flamboyait doucement dans la nuit"
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22 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Samedi date estimée: "... Cette fois c'est le cafard. De nouveau l'hiver, au dedans et au dehors tu es trop loin et les jouurs sont trop longs à déjeuner. J'ai encore devant les yeux ce cauchemar des arbres qui défilent vite, vite, marquant inexorablement la distance. Si seulement tu pouvais venir mercredi soir ... mais avec cette prochaine arrivée de gosses, j'ai peu d'espoir. Il faut que je voie la personne de l'Académie. Par elle je saurai si vraiment il n'y a pas de suppléants. La seule chose qui me console, c'est que tu es confortablement installé et que l'ambiance semble bonne. Je garde de là-bas des images ravissantes. Quelle heure délicieuse ... le paradis terrestre. Et notre course haletante le matin dans cette obscurité? As-tu bien retrouvé ton chemin à travers les Hauts de Hurlevent? Et ce lit moelleux, imagine-toi, j'en avais la nostalgie ce matin en m'éveillant sur mes planches rigides. .. Je suis allée à St-Genis. J'ai redemandé la coiffure de notre mariage. Celle qui va si bien avec le tailleur gris. La petite coiffeuse s'en ira bientôt, elle va se marier avec ... un instituteur! Il faut que j'aille chez le dentiste. Je souffre à nouveau, et cette fois des dents traitées." Scénarios pour se retrouver, lieux horaires, trajets, solutions diverses, nuit à Roanne, frais ... "Tu vois comme c'est difficile pour moi. Peut-être pourrais-tu obtenir quelque chose sur 15 jours. Essaie de demander? Ce serait long pour nous mais économiserait les frais d'un voyage et ton congé pourrait être plus long ..."
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24 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Ils ont passé le dimanche ensemble, et s'écrivent en même temps le lundi. "Jeudi, 'on' va voir à St Etienne le grand patron et s'il ne trouve pas du personnel, eh bien il me faudra sans doute rester ici définitivement. Colette chérie, j'aurais voulu aller à St-Etienne jeudi (?), mais si j'empiète sur un second jour, je serai considéré comme ayant pris deux jours. C'est pour ces motifs que je voudrais partir. Il me sera impossible ici de prendre une journée complète de congé par semaine". Suit un long développement la feuille de Sécurité sociale qu'ils doivent remplir. Colette est affiliée automatiquement à la Sécurité sociale depuis janvier. La SS lui "remboursant 80% des frais médicaux, la Mutuelle dont tu fais partie je crois te rembourse 80% des 20% qui restent. Ouf! En ce moment j'ai la faculté d'adhérer à la Mutuelle de l'Enseignement. Dois-je le faire? L'avenir me paraît souriant dans ce domaine." Puis reviennent les solutions de transport pour se retrouver, le temps qu'il fait, "alternant gris et bleu ..." Il a découvert "une lampe de chevet baroque à souhait, mais si reposante le soir..."
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24 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Autre lettre le même jour! Plutôt guillerette. "C'était exaltant de se quitter ainsi, moi remontant un pré jusqu'à la route de mon domaine, et toi me faisant signe dans ton petit train qui semblait un magnifique jouet mécanique." Bien que l'hôtel soit sinistre, qu'il ait plu la nuit, il reste positif. "Ah si je savais qu'en me penchant à la fenêtre je vais te voir rentrer d'une brève promenade, les bras chargés de 10 000 violettes. Mais il va y avoir le facteur, ce substitut de l'être aimé. Je vais me confier à lui."   Il joint quelques violettes à la lettre.
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24 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
Ils ont passé le dimanche à Sail. Tristesse de la séparation, paysages vus du train, lecture des 'Commentaires' d'Angellon, "un Rilke plus dense, plus touffu ... Je m'abandonne au repos. Délicieuse sensation d'être emportée, délicieuse activité de l'esprit, délicieuse plénitude du coeur, que je suis seule! A Montrond, un couple d'amoureux très tendres force l'entrée, je les ignore". Dernière partie du trajet en car, puis "Les arbres avaient fleuri en mon absence ... le pêché avait tois fleurs roses mais une grande tristesse commençait de venir ... Lundi matin, je viens dêtre inspectée, détails dans lettre suivante"
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après 24 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Il vient de lire dans 'l'Espoir' du 24 mars les informations permettant de rédiger la déclaration de revenus pour un couple. C'est la première année qu'ils doivent le faire, mariés en 1946. Conseils donnés à Colette en ce sens. Puis "ici il fait froid malgré le soleil qui me brûle la tempe gauche. J'ai à nouveau la nostalgie du départ. Je n'y crois plus. Nous n'aurons pas de vacances pour les fêtes" (Pâques) Critique de l'organisation "stupide" du service ... "Je suis trop loin de toi, ma petite Colette et j'aspire à une vie plus régulière, moins vide de sens."
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26 mars 1947
Colette au Sardon
André à Sail-les-Bains
"Hier j'ai eu l'Inspecteur à 8h du matin. il a bien dû attendre 1/4 d'heure parmi les gosses tapageurs qui ne soupçonnaient pas son identité. Quant à Mlle D. elle reposait paisiblement dans les bras de son mari. Je l'ai arrachée a ces délices puis je suis redescendue en 4° vitesse. L'Inspecteur passait le temps en contemplant la toute récente exposition de dessin. Il semblait plutôt sombre. Je lui ai poliment offert une chaise dans un petit coin. Et tout de suite il a repéré 2 piles de cahiers qui depuis samedi m'attendaient sur le bureau. Il prit les textes libres et pendant que j'improvisais une leçon de calcul, il s'est plongé dans ces chefs d'oeuvre, ce qui m'a permis de reprendre mes esprits et une assurance un instant ébranlée" Leçon de 2h. Puis demande des cahiers de récitation. Des élèves récitent "Le Coche et la Mouche", des fabliaux du Roman de Renard. "Ca s'est donc bien terminé. Par contre j'ai entendu de longues et lentes et tatillonnes remarques sur le texte libre et le travail d'équipe. Et l'Inspecteur me quitta plus cordial qu'au début de la matinée. Il m'a renouvelé son autorisation pour le Mercredi soir (train à prendre). Mlle D. a subi le supplice à ma suite. Elle avait eu tout le temps de combler les lacunes inévitables et même s'affubler d'une compresse dentaire passant rigoureusment sous la mâchoire inférieure (camouflage de barbe par la même occasion) A onze heures l'oiseau s'envolait. Je suis tranquille pour quelques temps. J'attends le rapport."   Elle revient à André. "rappelle à Monsieur E. le cas échéant et si tu dois rester à Sail, le problème qui nous concerne tous deux"
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après 26 mars 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
"J'attends une lettre (je n'en ai pas eu hier). J'attends peut-être mon retour à Boisy (l'Inspecteur de Roanne et R. ont bamboché hier avec E. Il y a de la compréhension pour mon cas. Et pourtant est-ce mieux en soi à Boisy ? Non. Mais il y a ici (à Sail) ma solitude, le sentiment d'être isolé complètement de mon passé, des souvenirs. C'est un hôtel et lorsque je m'éveille, je sens l'impersonnalité de l'hôtel. Je suis seul. Je vois le facteur qui arrive. Peut-être a-t-il quelque chose pour moi ?
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printemps 1947
André à Sail-les-Bains
Colette au Sardon
Habituel balancement entre des pensées négatives, découragées. "Si l'on m'oublie à Sail, je cois bien que je suis prêt à partir de moi-même. Ce n'est ni une vie pour nous, Colette, ni une vie pour moi. J'aspirais à autre chose qu'au rôle de chien de garde ou d'amuseur" et des évocations positives. Il a vu "un écureuil noir cendré, écureuil des pins" lui a-t-on dit; il a découvert un jeu de ballon "Aux prisonniers", il repense au paysage "à la magnificence de la route de St Martin l'autre jour."   Et en une phrase, tout bascule à nouveau "des vallonnements sans fin, des îlots de pins et de sapins, et au loin, la ligne bleue de la plaine. Comme un remord pour moi, c'était atroce" Il craint bien de ne pouvoir venir: "J'ai peur de ne plus retrouver l'essence de notre vie de jeunesse".
205
18 avril 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
André est revenu à Boisy. Elle passe en revue ses états d'âme à son retour au Sardon. La tristesse, la lassitude dominent. Mais "Une petite fille vient de m'apporter un frais bouquet de lilas ... ce soir j'irai voir la mésange et je te donnerai des nouvelles ... Comment as-tu trouvé Boisy? Frais sans doute. Je me rappelle ta première description enchantée du vieux château tout pénétré de 'Messire le Roi'. Sail c'est 'colchiques dans les prés'. J'ai fait la demande pour Prague (Rassemblement de la jeunesse). "je la porte ce soir à St-Genis."
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avril 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Un courrier à Sail lui est revenu: "Depuis hier je m'adapte à nouveau, j'adapte aussi les enfants. Il y a deux PG (Prisonniers de Guerre) un jeune gras à souhait et un vieux, douanier à temps perdu, totalisant 12 ans d'armée. Je m'aperçois des fautes constantes que je fais en leur parlant. Dommage que la conversation ne soit pas riche. Et ce sacré douanier s'évertue non seulement à mélanger des mots français aux mots allemands, mais encore à le parler comme le font les Français aux étrangers, en petit nègre;"   Retour au quotidien, un magnifique recueil de planches d'oiseaux, ... les gosses décevants, "ne parlent que cow-boys et bandits. Leur indépendance les a conduits à l'imbécilité ?" Beau temps, chambre sens dessous dessus, mais "j'ai changé mes lits de fer verts contre de charmants lits neufs, aux ressorts tendus sans barre incommode aux pieds."
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fin avril 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
"Magnifique, ce temps!" mais "la mésange ne verra pas ses petits, son élan s'est arrêté. Samedi j'ai attrapé deux couleuvres. Pour la première, j'ai utilisé un bâton et l'ai frappée. La seconde je l'ai tirée par la queue de son trou et j'en ai coupé un morceau. Tout cela était si inutile! Elles ne sont pas méchantes. J'ai soigné la blessée au mercurochrome ... les ai attachées au bord de l'eau et on pouvait les prendre ... sans qu'elles mordent. Les autres imbéciles les auraient tuées ... Aujourd'hui je regrette chaque destruction que l'on fait chez les animaux (!)". Puis récit de pêche aux grenouilles. Inquiétude: "Roger (?) s'en va. Mon arrangement du mercredi soir me sera pénible à demander parce qu'il sera alors une concession de la part des autres. Je ne sais rien sur le 1° mai." Il étudie l'allemand, version difficile. Dimanche les enfants ont "fait un zoo, les autres un jardin... Notre domaine sera plein d'écureuils, de pies et de chardonnerets. Toi tu mettras les fleurs et moi je bâtirai les allées et les pelouses ..."
208
2 mai 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Le 1° mai au soir, elle a raccompagné André à la gare, "couru comme une folle jusqu'au passage à niveau. Le train de marchandises était là, goguenard, obstruant à demi mon champ visuel. Mais je pouvais te voir avec un peu de chance. Ton train a passé déjà pris de vitesse et je ne t'ai pas aperçu. J'ai repris le chemin de la maison. En traversant les voies j'écoutais la palpitation menaçante d'un coeur de locomotive. Mes rêves d'enfant, hantés de poursuites de train, me revinrent à la mémoire... Je passai saine et sauve sous le fanal, sans accroc devant le bistro où l'on dansait ferme, et la maison était là avec les restes de ton passage ... Dehors le rossignol chantait. Les peurs de la nuit s'étaient évanouies ... Comment s'est passée la route si longue la nuit ? ... Je ne sais pourquoi j'ai repensé à Dr Jekyll, j'ai revu des images du film: dans la nuit des rues, la fuite de Jekyll, et son horrible visage. Celui de Bergman sous la marque de la peur.   J'ai pris les informations, curieuse de connaître l'évolution de la crise, la traditionnelle question de confiance ... les commentaires de presse inquiétants... Notre jeudi sans cinéma a été une réussite... "
209
6 mai 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Pas de date, mais c'est le lendemain où les ministres communistes sont renvoyés. "J'ai ri en pensant en pensant à la grimace de certains laïcs fougueux. Ce jeune et dynamique MRP (Teitgen) remplaçant M. Thorez à la Fonction publique. Il y avait là de quoi remuer bien des cervelles. Cocasserie, c'est tout, où le sérieux n'a pas sa place. Cocasserie aussi que cette galère aux senteurs conservatrices dans laquelle s'embarquent nos amis socialistes. Le Comité Directeur et les militants doivent en frémir d'inquiétude. Peut-être pas ce buttor Le Trocquet" (Président de l'Assemblée nationale, Socialiste). Instants d'agréable farniente. "Que semble loin l'attrapage que m'a valu de l'intenable patron (Inspecteur) la visite d'une mère poule à qui son rejeton a raconté méchamment que ses maîtres le battaient" (R. et moi bien sûr). "Quelle injustice! un être si intéressant: le fameux P. dénoncé à Sail comme le plus mauvais!"
210
1 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Dimanche à St-Etienne. Fin de matinée. "J'aime t'écrire ainsi avant la lourdeur de la digestion et la chaleur de l'après-midi. La matinée a été troublée par un évanouissement de Maman. Elle se repose ... Jeudi prochain comme je ne vais pas chez le dentiste, j'irai avec toi voir tes Parents ... J'ai hâte d'être délivrée du malaise habituel, cela me rend nerveuse, me donne des sortes de suffocations, et le pis c'est que cela crée une sorte de tension entre nous, ne m'en veux surtout pas chéri ..."   La veille, ils ont mangé ensemble "les premières fraises de notre jardin ... Que fais-tu en ce moment? Il est près d'une heure. La sieste sans doute ou le Parc ... Je me demandais si ça marchait, non parce que je désire que tu aies cette licence, mais parce que ça aurait été une satisfaction pour toi. Mais tu passes toujours tes examens dans de mauvaises conditions. Je pense aussi à nos vacances. Vichy, l'Allier, toi en pêcheur, les bois de St Anthème. Je demanderai à Mémé (Marie-Anne GUILLOT, grand-mère paternelle) si elle peut nous prendre la première quinzaine d'août ... Adieu mon Poutiou, Papa menace de manger son dîner tout seul
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2 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre conservée avec celle postée le 1° juin et qui la prolonge visiblement. "Lundi matin, terrible mal de tête et je souffre beaucoup des yeux ... J'ai hâte que Mercredi soit là et pourtant je crains d'être malade justement ce jour-là ... J'ai vu ma grand-mère, elle pourra nous recevoir je crois vers le 5 août ou peut-être même le 1°... Je pense qu'au premier jour des vacances nous pourrons dire: 'presque 3 mois pour nous' ... Sais-tu ce que j'ai pensé? Les 2000F de différence entre les tarifs forfait et Mme B. (logeuse à ?) représentent 4 jours de Vichy. Alors peut-être en partant 4 jours avant la fin septembre nous pourrions tout concilier et opter pour Mme B. et septembre. Option sentimentale en souvenir de notre voyage de noces. Elle est bien brave et nous permettrait sans doute (mot illisible). Ecoute, je ne peux plus t'écrire, j'écris un mot pour l'autre. Ce n'est qu'un malaise, ne t'inquiète pas ..."
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3 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Il se fabrique "des nu-pieds pour l'été en beau cuir rouge. L'idée est belle, mais qu'attendre de la réalisation ? Je compte les jours qui me restent à faire, aujourd'hui: 27. Alors nous serons enfin ensemble ... Le bonheur ne peut être dans l'incertitude, il lui faut un climat, une entente des circonstances et surtout il lui faut pouvoir s'organiser en vue de l'avenir, croire en l'avenir. Ce qui n'exclut pas l'incertitude quant à la forme qu'il prendra. Ici, sieste obligatoire de 1h 1/2 puis, contrôlé par le maître de service, 1/4 h de gymnastique et une promenade 'à l'extérieur du centre' à but éducatif.   Lundi: plantes, d'où herbier. Mardi: vie paysanne, de la terre. Mercredi: animaux. Vendredi: re-plantes et re-herbier ... et cette gymnastique en fin d'année où se mêlent des gars de 14 ans et des moutards!"
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3 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Jeudi. Soulagement, la fin de l'année arrive, les enfants commencent à partir. "C'est un peu comme la demi-heure des 'Français parlent aux Français' quand elle a pris fin en 1944: les adieux de l'équipe de Londres, les dernières paroles de Jacques DUCHESNES si émouvantes et que peu d'entre nous ont sans doute entendues ... Boisy fut malgré son ingratitude notre premier accueil, notre but de tant d'espoir et de tant de malédiction, ton but à toi ... Je t'écris ici peut-être ma dernière lettre ... avant d'aborder les difficultés infimes de la vie quotidienne ... Puis-je emporter de Boisy l'image splendide d'une matinée comme celle-ci. Tous les oiseaux chantent ou trépignent dans les arbres. On coupe le seigle là-bas, et cela fait un petit bruit délicieux à entendre ... Ma dernière lettre pour le Sardon.
214
6 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre après un an de mariage, ornée de scènettes au crayon: l'attente de Colette avec son bouquet le jour du mariage, André est en retard. La course vers la Mairie, le chapeau de Colette vole. Bien serrés, ils vont à l'église. Puis, le voyage à Vichy. (note 4) L'étude de l'anglais avec la méthode Assimil. La chambre, sa table de nuit et un André sur ressorts qui bondit au plafond. "Un an que nous sommes mariés, année bien écourtée et bien longue aussi. Une année faite de vacances, de jeudis et de quelques dimanches, une année qui prend corps à Noël, à Pâques, à la Tousaint, à Pentecôte, à l'Ascension. Une année glorieuse en fait puisqu'elle s'incarne pour nous aux relais les plus brillants de la vie quotidinne. Une petite année très mince et toute dorée. Une année heureuse chéri. Nous désirions pourtant autre chose. Est-ce que ça nous sera donné? En tout cas les vacances approchent, amorçant la suite d'une tradition particulière à nous. Profitons-en au maximum dans l'incertitude d'octobre ..."
215, note 6
7 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre, mal-être. Allusion à un bon moment le 6 juin (anniversaire de leur mariage ?) une arrivée (Vichy ?) après "une pluie d'été quand le macadam noirci dégage une fraîcheur incomparable". Souvenirs de bons moments: "et nos promenades le long de l'Allier, English by radio"   Il a causé avec les parents de Colette a revu les lieux où "nous nous promenions le soir", Marengo, la rue Praire. "Et c'est pour cela que je suis un peu triste et que je pense à ces deux existences qui se juxtaposent en nous et qui ne peuvent trouver une conciliation .... Dommage que nous ne soyons pas en un point de l'espace et du temps et que tous ces beaux efforts se dissolvent dans un nirvana. Nous sommes en un point et tout à l'entour il n'y a rien ... Je sais que nous serons heureux encore si nous le voulons, mais il nous faut rester ensemble"
216
7 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Elle a écouté à la radio une rétrospective 40-45. "C'était nous, écoutant nous ... Tout cela semblait irréel, oublié, très loin, vécu par d'autres, tant la vie présente, le moment donné, nous poussent en avant, nous détachent, si tout à coup le ventre ne se contactait au bruit d'une sirène, le coeur ne se serrait aux mots 'wagons plombés', les yeux ne s'embuaient à 'Paris libéré'. A ces contractions physiques tout à fait élémentaires on reconnaît la poigne terrible de la vie, la marque ineffaçable de notre propre existence. Tout en écoutant je suivais mon propre chemin: jusqu'à l'endroit où il croisa le tien et se confondit avec lui. Ce jour-là, où réveillée par le tambour du village annonçant que les communications entre départements cessaient d'exister, je décidai de quitter St-Anthème par tous les moyens et de rentrer à St-Etienne, ce jour-là, c'était vers toi que j'allais sans le savoir. C'était le 6 juin. Le premier jour du débarquement ces mesures correspondaient à une réaction défensive et apeurée des Allemands. Une voiture m'emporta à une vitesse folle, la dernière qui circula officiellement jusqu'à la réouverture des départements. Il est probable que si j'étais restée là-haut, je ne serais pas redescendue avant fin Septembre. Je n'aurais pas été au F.U.J.P. et je ne t'aurais jamais rencontré. Cette demi-heure entre un réveil brusque et un départ précipité a décidé de toute notre vie. Comme c'est curieux. Et comme il est curieux aussi que 2 ans après, jour pour jour, le 6 juin, nous nous soyions mariés, sans rien de prémédité puisque cette coïncidence ne m'a pas frappée avant hier soir. Poutiou je t'aime, écris-moi."
217
vers 8-10 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Date approximative: après une lettre du 6 juin (sans référence de l'année) mais "je travaille minutieusement à mes nus-pieds" (donc après le 7 juin 1947). Habituels périples train, car, Lyon, St-Etienne ... Temps de chien, service publics en grève et projet de retourner à Vichy.
218
15 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Lettre postée tôt, lundi 17. Période de grèves, elle ne sait quand sa lettre parviendra à André. Dimanche, elle est passée chez les parents d'André "armée d'une ravissante une plante verte très fine, très élégante et aussi tremblante qu'un jeune bouleau. Ta maman était contente de voir que tu avais pensé à elle (Fête des mères le Dimanche 15) J'ai entamé un énorme bouquin d'un russe qui conte ses souvenirs après avoir quitté les rangs du parti. Bien entendu avant de les publier il a su se mettre sous la protection de l'opinion américaine. (Kravchentko , 'J'ai choisi la liberté' ?) Henriette et son fils Domi (3 ans) sont passés chez ses parents la veille, avec un gros bouquet de fleurs. "Domi qui n'y entend pas grand'chose m'a offert les fleurs. Il a dû recommencer ensuite avec maman. Puis Pépée (Claire) est arrivée à son tour avec son aimable mari. Et ça a jeté un léger froid. Pépée a passé son temps chez maman, et pour le reste, Domi a sauvé la situation par ses gentillesses et ses sottises. Au Sardon, j'ai passé la soirée à ramasser des cerises et à les préparer pour les faire sécher ... J'attends jeudi avec impatience et surtout la fin de cette maudite grève ..."
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16 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Quelques instantanés pris dans le train. Après Lorette, "une locomotive tordue par le feu, c'est tout ce qui reste de 1945" ... "7 femmes vieilles et jeunes ont fait irruption dans le compartiment: au grand désespoir des aviateurs d'à côté qui avaient simulé le sommeil, il y a une jeune personne" ... "un vieux bonhomme à lunettes ne me semblait pas étranger, j'avais bien l'impression de l'avoir vu et j'ai aussi l'impression que je me suis heurté en lui à la muraille administrative"
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16 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Jour de certificat d'études: elle a abandonné ses trois "lascars" dans la cour de Burdeau (école et centre d'examen à Rive de Gier) "J'avoue être très inquiète. Enfin qu'importe, une amère pillule à avaler et après on n'en parlera plus". Elle lit assise sur un tronc couché les 'Propos sur Valéry'. "A vrai dire je suis aussi anxieuse que la plus novice des candidates, et j'ai peur de ne même pas comprendre ce que je lis. Les autres institutrices sont groupées vers le centre d'examens, elle papotent et rient joyeusement, insouciance de commande peut-être .. Je sais que le texte de dictée débute par 'Les gestes, les commandements rituels ...'. ça promet d'horribles bévues."   Elle a eu quelques difficultés à l'embarquement du train (grève, retour à St-Etienne) avec un contrôleur un peu ironique quand elle a invoqué "le motif du certificat à faire passer'. Il a fait mine de me faire un billet. Puis s'est ravisé. 'Je ne peux pas faire ça'. Il a disparu ... est revenu porteur d'un billet de St Germain des Fossés. 'Voilà. vous venez de St Germain et je vous donne une prolongation pour Roanne-St Etienne'. J'étais sauvée, il m'a fait passer la chicane. Mais ce fut la dernière bonne action de sa journée, il fut sourd aux objurgations d'une foule impatiente ... "
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18 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Pas de nouvelles d'André depuis une semaine, mais la grève est terminée. "Je me sentais enfermée, étouffée par ce manque total de communications. Je suivais le développement de l'affaire avec anxiété, heure par heure. Mais hélas dès Mardi je déchantais et ce jeudi matin tout reprenait vie. La locomotive qui traversa la voie allègrement paraissait me narguer. En somme juste de quoi t'empêcher de venir ... A part ça, tout le monde est bien content: les cheminots de leur augmentation, Ramadier de s'en être si bien tiré sans avoir laissé trop de plumes, et le public d'en être quitte si promptement. Il se peut que dans un mois la SNCF augmente les tarifs, mais les bonnes gens n'y verront que du bleu. Quand la princesse paye ... Comme dit la chanson: 'La pénitence est douce, Nous recommencerons, Ron ron (bis)' En attendant, voilà un jeudi de perdu, le meilleur de nous-même, le jour heureux. j'en aurais pleuré ... J'écoute descendre un train. Si seulement tu pouvais être dedans ..."
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20 juin 1947
André à Boisy
Colette au Sardon
Lettre tristounette par temps gris. "la terre est comme enfouie dans son manteau et abrutie par sa propre humidité, quelque chose comme un clochard au long d'un mur".
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20 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
"A l'instant j'ai entendu 'Plaisir d'amour'. Entre 'Midinette' et 'Le bal défendu', c'était comme un fruit doré hâtivement reçu ..."   Elle évoque "la vieille dame sous sa mantille de dentelle, puis le petit magasin éclairé à la bougie où nous cherchions ensemble des chants de Noël à la sortie du cinéma. J'ai lu ceci de Valéry: 'Mais qui me fait ce qui est, ce qui fut, ce qui sera? Je subis, je crains et même je désire; mais avec mépris. Tu m'épouvantes. Je tremble, et cependant, je sens toujours que nous n'avons pas d'importance. Quelle importance est celle d'un effet nerveux? Elle est infinie et nulle'. Cela ressemble à du Pascal mais j'y trouve moins de grandiloquence et un jugement autrement terrible. J'ai relevé cette note parce qu'elle est en parfaite contradiction avec notre tendance commune au souvenir. Le passé nous tient à coeur dans la mesure où il nous est témoignage, de ce que nous pouvons faire ensemble, de la manière dont nous utilisions les circonstances favorables. Le passé est important pour ceux qui s'aiment, il leur assure une continuité, et après tout il est leur oeuvre ... Mais ceci posé, je sais que Valéry a raison. J'apprends à l'estimer. Ce n'est ni un fanfaron ni un payeur de mots. Quand il dit 'J'aime la pensée véritable comme d'autres aiment le nu et le dessineraient toute la vie', je le crois. Son coup d'oeil est impitoyable, il va au commencement de l'être. Poutiou, quand je te dis que je t'aime, le crois-tu?"
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28 juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Vendredi soir 27, "je suis montée malgré une chaleur intense" chez "Mme F. chercher des pêches pour ma subsistance car je ne savais plus quoi manger. Mes salades sont toutes ratatinées par la chaleur et je n'ai pas le courage de cuisiner pour moi seule. J'ai rapporté un plein panier de minuscules pêches pour 24F (il y en a 3 kg). Les belles de Jeudi m'ont coûté 12F le kg ... En rentrant dans mon étuve j'ai pris des bouquins et j'ai lu. J'ai eu l'idée de relire la Genèse ..."

Suivent de longues considérations sur l'homme, sa relation à Dieu, la "désobéissance de nos premiers parents. Après avoir mangé le fruit défendu leurs yeux s'ouvrent sur le mal et le bien. (Ils vivaient donc jusque-là dans une heureuse inconscience, presque animale, naturelle). Et le Seigneur dit alors: 'Maintenant qu'ils connaissent le Bien et le Mal, il faut les chasser du Paradis car s'ils mangeaient à nouveau du fruit, ils vivraient éternnellement'. Est-ce ici le lent passage de la 1/2 bête à l'homme qui est relaté sous ce symbole de l'éveil de l'intelligence, de la conscience en même temps que de la perversité propre à l'homme ? ... L'homme fut-il sur le point de dépasser Dieu source de Bien et Satan prince du Mal, en conciliant en lui ces deux puissances jusque-là antagonistes ? Il lui manquait pour cela la vie éternelle. Que le Seigneur lui refusa précipitamment en le chassant du Paradis. Ces mythes des premiers âges nous renseignent en tout cas sur une chose: c'est que très tôt quelques hommes prirent conscience de leur complexité, des forces diverses qui gitaient en eux ..."

Elle en arrive au monothéisme porté par "le peuple juif... sans doute le seul à se consacrer au seul Dieu bon créateur et dominateur, à ne vouloir reconnaître que la puissance du bien ... Je m'explique maintenant la violence avec laquelle les juifs exterminaient quand ils le pouvaient les adorateurs des faux dieux (Baal, Moloch etc ...) Je m'explique aussi qu'ils eurent plus tard des règles morales très élevées et très étroites. On ne laissait pas le plus petit interstice libre ouvert au mal. On le reconnaissait mais pour lutter contre lui et le chasser de l'homme. Cette conscience éveillée aux premiers jours de la création ne devait pas servir à faire de l'homme un Dieu puissant comme le lui avait suggéré le serpent (jaloux peut-être non pas de son bonheur mais de se voir ignoré de lui). Mais un être de plus en plus pur et parfait selon Dieu, un être à l'image, à la ressemblance de Dieu, un reflet du bien suprême, une véritable créature entièrement à lui. Faut-il croire que l'homme appartenait en fait à deux dieux qui avaient tous deux présidé à sa naissance et se le seraient ensuite disputé? Et cette liberté, ce fameux libre-arbitre n'est-il autre chose que le pouvoir de l'homme de se connaître tel qu'il est: bon et mauvais. Mais les religions et les morales ont été les moules formateurs où il a dû éliminer autant que possible les scories indésirables. C'est ce qu'on appelle la lutte pour le Bien la Perfection, à laquelle assiste peut-être angoissé le Dieu Créateur Bon, et avide: le Dieu créateur mauvais ...

Elle arrête sa "fantaisie sur la lecture de la Bible". Dimanche, elle assistera dans la matinée à une réunion du Sou des écoles ... "PS: j'ai entendu des bribes de discussion entre ouvriers. Léon Blum est un traître, il n'a pas le droit de défendre la classe ouvrière. Son mode de vie le lui interdit. Les socialistes nous ont amené la famine"

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fin juin 1947
Colette au Sardon
André à Boisy
Pas de date à cette lettre nostalgique, Jeudi soir après le départ d'André. "Le train ne partait pas. J'ai cédé au désir de te voir encore une fois de te parler. Les employés, du chef aux mécaniciens me regardaient goguenards. Qu'est-ce que ça peut faire ?"   Le retour à l'école est difficile. "Tout au long du chemin l'air trop lourd soutenait le reste de fumée qui signalait ton passage. .. j'ai longtemps suivi des yeux la trace légère que tu laissais en témoignage derrière toi ... J'étais déjà sous le coup de cette dépression qui accompagne chaque séparation. Tout est hostile et terriblement étranger. Les gens aux fenêtres, devant les portes; je déteste cette humanité débraillée qui s'abandonne aux joies collectives du cancan tout en prenant la fraîcheur du soir". Elle compte les "venues" prochaines d'André, "la 3° ce sera pour de bon ... Je souhaite tant que nos vacances soient réussies. J'ai tout fait pour et cependant rien n'est fait. Tout est à créer jour après jour. Mais nous ferons bien."
226

1948

Fin janvier 1948
André à Boisy
Colette au Sardon
Hiver, pluie, Ravel à la radio, riche de sonorité "pleine comme un chant désespéré d'Espagne". Mais on annonce la fin de l'émission consacrée à la "Musique descriptive". Face à un passager dans son compartiment du train de retour à Roanne, il a repensé à la venue de De Gaulle accompagné de Bonnet (Louis Jules, député MRP de l'Isère ?) et propos moqueur sur ce passager, "être chauve". De retour à Boisy, visite à la cuisine où il renverse un pot de confiture et répand de l'huile sur son costume et ses souliers. Nettoyage difficile faute de savon. "Je n'ai entendu aucune observation à la cuisine sur l'idiot qui avait emplâtré les rayons; ça viendra peut-être, motus"   Pendant le retour de nuit à pied les "rossignols ont chanté tout le long de ma route. Il y avait des effluves de verdure que tu en aurais frémi de félicité. Au cimetière aussi il y avait un rossignol. Et en arrivant au château le nôtre chantait encore" Il conclut "ma petite fille ... bonne nuit, je t'aime".
227
31 mai 1948
André à Boisy
Colette au Sardon
Date incertaine. A Roanne, il a acheté "une petite édition d'occasion, neuve presque, de couverture rouge et entaillée, très écolier, mais c'est 'Le songe d'une nuit d'été' de Shakespeare."   Il a rencontré "un type qui a été à Boisy avant moi ... maintenant il est pion au lycée d'ici. Il fait du droit. C'est triste non vis à vis du type, il ferait mieux d'être bistroquet ou manager sportif, mais de moi" (?) Tristesse, désespérance ... "Colette hier j'étais triste ... j'avais l'impression de rompre encore une fois un début de vie. C'est toujours ainsi. Il me fallait choisir parmi tant de choses, le cirage et le rasoir seuls importent, quelle misère qu'une valise qu'on boucle. Et pas de place à l'intérieur pour tout ce que je voudrais rapporter tous les huit jours chez moi. Je ferai de lAnglais, cela sera un bien" (!)
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23 octobre 1948
Colette au Sardon
André à Boisy (!)
Paysage d'automne "la campagne est divine... panaches écarlates ou d'or" dans les arbres, "champ partagé entre une avancée hâtive d'un blé très jeune et un labour tout frais brun doré. Entre les mottes encore humides, des bergeronnette ardoisées se faufilaient presque invisibles avec ce mouvement délicieux de la tête qui caractérise les oiseaux voleurs"   Elle relate une causerie de Dullin à la radio (décevante). Elle a reçu la lettre d'André, et évoque une pensée de Valéry "qui était aussi tienne. Mais la lettre d'André "met en relief un contraste frappant entre cet adorateur de l'intellect et les romantiques que nous sommes: 'Non, je n'aime pas les souvenirs qui me sont des images déjà portées, des loques vaines et tristes. Les mauvais demeurent confondants mais les bons sont affreux ... je n'aime pas du tout me retrouver sur les voies anciennes de ma vie'. Ce climat n'est pas le nôtre" conclut-elle. Quelques exercices d'Anglais.
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18 novembre 1948
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
"Nous nous sommes quittés hier presque gaiement. la grosse dame s'obstinait à masquer toute la perspective du train. Pauvre dame qui partageait maladroitement les mets de notre riche festin. Je lui en voulais de son indiscrétion. Mais après tout elle avait payé n'est-ce pas? Elle était montée avant n'est-ce pas ? ... J'ai lu un peu du roman de Paul. A travers la passion des personnages c'est nous que je retrouvais"
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22 novembre 1948
André à l'EN de Montbrison
Colette au Sardon
Surpise de découvrir un petit billet de Colette glissé dans sa pantoufle. Tout heureux dans son lit douillet à Montbrison.
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23 novembre 1948
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
1° soir de notre nouvelle séparation. Cafard du fait de cette séparation, solitude dans la grande "maison" (?). "La classe m'a pesé toute la journée... Mme F. est venue me faire une courte visite à 5h. Elle voulait voir la chambre (?) et elle l'a vue. A midi j'ai reçu une lettre d'Hélène (Soyer) m'annonçant qu'elle attendait un 2° bébé et s'inquiétant d'un aussi long silence !! Le facteur m'a fait une sortie au sujet de notre boîte aux lettres 'absente'. Il était ivre de colère et de vin bien entendu. J'ai reçu aussi une longue lettre très aimable de Mme V. Elle prétend que j'ai mal compris et que sa fureur visait uniquement le 'Père T.'. Elle a dû sans doute se tromper d'adresse. Enfin, c'est une histoire qui arrive à son dénouement. Et toi, mon Tiou, comment s'est passée cette 1° journée? ... Viendras-tu Jeudi ? ... Je t'aime, ta Tioune."
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29 novembre 1948
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Lundi 7h du matin, après le départ d'André à la gare. "Tiou chéri. j'ai essayé d'entendre le train. Mais les rumeurs étaient étouffées par le brouillard, les rumeurs et les lumières. Cette masse épaisse me séparait de toi et en même temps créait une sorte de continuité entre nous. Je ne me suis pas recouchée. Il faut trop de courage pour se relever... Tes oeillets sont magnifiques. Tu aurais dû en emporter pour ta chambre. .. Tiou, quand tu recevras ma lettre, ce sera vraiment la St André. Alors je te redis bonne fête. "
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6 décembre 1948
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Lundi matin, retour de la gare où elle a accompagné André. Tristesse du Sardon. "Les éclairages au retour comme à l'allée rappelaient un décor de film. Même dans le hameau. Mais les odeurs, les bruits, l'éveil assourdi un peu hésitant des maisons sordides, cela rejoignait sans doute une tradition séculaire. Sans doute les hommes ont depuis toujours ces gestes d'abrutis pour sortir du sommeil. Les lumières crues des chambres découvrent sans pitié la laideur des plafonds, des murs, des meubles, la pauvreté des fenêtres. Il n'y a que des maisons de pauvres pour être éclairées si tôt et si durement. les coqs chantaient mais c'était et c'est encore la nuit. J'ai allumé notre petite lampe. La maison est très silencieuse. Tout juste le tic-tac du réveil, couché sur le ventre." A la gare, un employé observait avec méfiance mes signaux lumineux. Je me suis enfuie après le passage du train."
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13 décembre 1948
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Colette relate une émotion au passage à niveau (aujourd'hui disparu, où un accident mortel a eu lieu plus tard). Deux trains (marchandises et voyageurs vont se croiser. Elle craint que les ouvriers qui s'approchent n'en voient qu'un et soient emportés. Rassurée quand elle constate qu'ils voient très bien le second train sur la voie de gauche devant eux. Elle écrit à la lumière de la bougie (?) elle évoque la "chambre-grenier" ? Elle pense aux prochains congés de Noël, en espérant ne pas être déçue qu'André ne rentre pas aux premiers jours.
235

1949

21 janvier (?) 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
André a oublié sa chemise (de nuit ?) à la maison. "Et tu vas te geler ces 2 nuits ... Une matinée douce, un soleil tiède ??? Comme tu serais bien dans le jardin pour travailler. Avec un temps pareil, les fleurs pousseront toutes seules sans même que tu les stimules d'un 'look' impérieux. Une naissance semble imminente, Pépée certainement" (ce sera une fille, une autre Colette, mais ce sera pour plus tard, le 24 mars) "et Colette envisage tous les cas de figure pour qu'André la retrouve chez ses parents, chez Henriette (sa soeur) au magasin ....
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7 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Courrier décousu, rêveries quotidiennes, la flambée faite par André avant de partir, le réveil difficile, une nouvelle du "père V. dont l'état s'est amélioré. Plus de vin ni de tabac s'il veut s'en tirer", imagination d'André en cours avec un "bonhomme très savant, aussi savant qu'ennuyeux, un grand Pédagôgue sûrement" etc
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9 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Courrier en deux parties: l'habituel vécu au Sardon après le départ d'André, le tricot qui n'avance pas, une émission radio sur la mort d'Alceste:"Il est assez rare que dans la tradition l'amour supplante l'amour maternel, généralement placé au-dessus de tout (sauf par Montherlant) quand il est question de sacrifice". Les ampoules après avoir "élagué une bûche", le réveil tardif (8h 10 pour la classe à 8h 30!) Mais un autre billet est un projet de lettre ouverte à André Wurmser rédacteur des Lettres Françaises et autres témoins à charge Aragon, Triolet, Eluard ... à l'occasion du procès Kravchentko. Lettre non envoyée mais plutôt rude, non pas en défense de K. mais plutôt contre l'honnêteté intellectuelle des témoins.

Cher Monsieur W. je lis beaucoup les 'Lettres françaises' surtout depuis la publication intégrale du procès K. J'aime mieux vous avouer tout de suite que je ne me suis pas engagée, enfin, pas encore. J'ai l'excuse d'être à l'âge ingrat des convictions (j'ai passé 28 ans et suis sans ambition). Par ailleurs, je ne suis qu'une femme (je sais bien, il y a Elsa ... qui écrit de si jolies choses sur le cheval blanc ... et je n'ai pas les 'yeux d'Elsa' pour voir les choses comme elles doivent être et non comme elles sont).

Donc pour toutes ces raisons, j'ai le tort d'être moins disponible. Mais cette maladie peut fort bien me passer un jour ou l'autre. J'ai bien guéri de la grippe italienne cmmme tout le monde. Et à force de lire 'L'Almanach' de 'L'Humanité', n'est-ce pas ...

Quoi qu'il en soit, je voulais vous dire combien je suis reconnaissante à Monsieur Aragon d'écrire des articles si documentés sur la Grèce. Bien sûr, c'est de la seconde main. Mais le moyen d'aller voir là-bas ce qui se passe exactement ? Et même si on pouvait voir de ses propres yeux, il faut toujours se défier du témoignage de ses propres sens. Donc inutile de se déranger. Il suffit de lire au coin du feu le livre de Madame Melpo. Ensuite on pond un article irréfutable (rien à réfuter puisque précisément on ne raconte rien) Et les lecteurs n'en demandent pas d'avantage. Les récits d'horreurs, ils en sont saturés. Il leur suffit que Mr Aragon, notre plus grand poète, fasse en conclusion ce choix décisif qui est un acte de foi et par là-même sollicite impérieusement la foi du lecteur. Quelque chose me chagrine un peu: c'est le mot 'enthousiasme'. On voit que Mr Aragon est un homme d'airain, capable d'opter pour Scylla afin d'éviter Charybde. Mais les gens qui ont vécu Sylla ne sont peut-être pas aussi enthousiastes que lui pour recommencer. Bien sûr 'Et s'il était à refaire / Je referai ce chemin'

Mais Mr Aragon n'a peut-êre pas demandé l'avis des tiers qui ont passé à la casserole. Tout le monde n'a pas de sentiments aussi élevés que lui. Il est vrai qu'il a sur tous ces pleutres l'avantage de n'avoir pas été dans ces petits camps folichons où 4 ans durant, on se contentait d'attendre les libérateurs. Et le grand coeur d'Elsa l'a soutenu pendant cette dure période.

J'ai dit plus haut que Mr Aragon est notre plus grand poète. Mais Mr Eluard est aussi notre plus grand. Tous les deux ils sont ensemble 'notre' plus grand'. Quand on lit ces délicates trouvailles en 1° page de votre très grand journal, ça vous remue l'âme et on comprend mieux, on se sent presque engagé par force. c'est tout juste si les problèmes sociaux ne se résolvent pas tout seuls. Mr Eluard pourrait peut-être dans le prochain n° de l''Almanach' mettre le 'Manifeste' en vers. Ce serait un touchant hommage à Marx et ce c... de Malaparte n'aurait plus qu'à retirer 'das Kapital' de la circulation. Sans compter qu'en vers les idées se fixent mieux, et ça serait un document pédagogique de premier ordre pour l'école de Bobigny. Allons, le temps passe et je vous retarde, Mr W. Mais avec votre facilité bien connue, vous aurez vite rattrapé le temps perdu. J'attends avec impatience la suite de votre feuilleton, le Procès K. Tous mes compliments à l'auteur.

238
11 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Jeudi soir 10h, ils viennent de se quitter, elle est rentrée au Sardon mais a failli manquer l'arrêt de Lorette. Retour à pied,"vers le petit pont, une odeur fraîche d'eau montait de la cascade. Puis cette légèreté est restée dans l'eau continuellement. Ca sentait l'eau" (parle-t-elle vraiment du Gier ?). Elle a trouvé la lettre d'André: "Je viens de lire ton billet. c'est presque comme si nous étions ensemble".
239
14 février 1949
Colette au Sardon
André à L'EN de Montbrison
Peu de choses à écrire à André qui est parti Dimanche soir par le train. "Nos dimanches ne sont pas réussis. Et pourtant nous ne pouvons et ne voulons les faire autres. Ils sont peut-être ennuyeux mais ils nous appartiennent". Elle joint deux violettes.
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16 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Elle écrit le lundi 15 au soir. Il fait froid: "Le lit, les briques chaudes, la petite lampe très faible. Dehors un paysage glacé, une lune pour Maupassant. Elle est allée voir Mme F. puis a "travaillé 3 heures sans lever le nez".   Mardi 16 à 10h (récréation): "la souris mange le bicarbonate. On ne sait plus à qui se fier maintenant. Classe orageuse avec les petits d'une bêtise épouvantable". D'après le bulletin syndical (SNI) "le journal des normaliens syndiqués 'boit le bouillon'. Le syndicat les renfloue et bien entendu se considère propriétaire. Mais il entend exercer un droit de censure. Les pauvres outrés décident de reprendre leur indépendance (sans rembourser les frais des précédents numéros bien entendu). Le syndicat refuse de lâcher le morceau, très intéressant au point de vue propagande, et après tentative de conciliation, il lance le n° suivant. Mais les normaliens ne se tiennent pas pour battus. Ils expédient des circulaires dénonçant l'attitude 'sectaire' du syndicat et ils font paraître un n° ronéotypé. L'affaire en est là. Ca me rappelle le bon temps du FUJ.
241
18 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Retour au Sardon jeudi soir; elle a rencontré un collègue qui tout heureux lui a annoncé quitter la Bachasse (Grand-Croix) pour Brazzaville. Mme J. (ex Mlle D) lui a apporté l'argent de la S. S. (sécurité sociale ???) et un mandat pour André, rappel de 1948, 10065 F." Colette fait les comptes: "nous disposons aujourd'hui de 48300 F. Je déduis 12000 F de costume. reste 36300 F. Nous pouvons nous offrir le fauteuil (15000 F) Si nous voulons deux fauteuils il reste 6300 F pour finir le mois de février. Départ à 0 en mars".   Vendredi matin: il fait froid. Elle vient de lire 'Lettres à un jeune poète' (Rilke) et elle y a "retrouvé deux billets à nous. Il y en a donc partout. C'est très risqué. Où n'en as-tu pas laissé ?" ...
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21 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Elle s'est endormie après le départ d'André et a rêvé. La mer à Palavas, le camping au crépuscule. Une nappe en toile cirée qui a la taille d'une petite tente. "Tu sortais triomphalement un paquet de vivres. Hélas: tout était mélangé. les haricots cuits s'étaient répandus sur le fromage et les anchois nageant par dessus (PS: pense à la confiture)"   Froid. Feu. brouillard etc. Elle envisage d'aller le voir un mercredi soir et de rester jusqu'au vendredi matin. "Ce sera comme au temps de Sail et de Boisy. (...) Je suis ta petite femme "vitam aeternam" Hélas. traduction "for ever"."
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22 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Petit compte-rendu d'activité. Temps maussade, visite à Mme Flachaire, décoration sur tricot difficile "J'ai travaillé seule très tard car les essais n'allaient pas et il me fallut beaucoup défaire avant de refaire. Enfin j'en ai fini"
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25 février 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Colette, de manière indirecte, semble reprocher à André d'être sensible aux moqueries de ses camarades quand il reçoit, à midi et à table, 4 lettres par semaine, avec des fleurs dedans. "Ces Messieurs pourraient trouver ça bête. On ne sait jamais. Demande leur donc leur opinion. Elle vaut celle des gens de la micheline et mérite autant d'égards. S'ils trouvent cela ridicule comme il se peut bien, j'éviterai de leur donner à rire de nous" ... "Je ne dis pas que je t'aime, quelqu'un pourrait le lire par dessus ton épaule."
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6 mars 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Colette a du mal à se concentrer sur son travail de classe. "3 erreurs de calcul en corrigeant un problème du soir et naturellement les élèves qui ne voient jamais leurs bêtises s'en sont aperçu. Déplorable... Je vais travailler à la chemise de nuit, je lirai un peu de 'l'Histoire de l'Angleterre' fort intéressante à vrai dire, charme du style de Maurois, charme de l'histoire elle-même (sauf les relations avec la France). Comment va ton oreille? Habille-toi bien pour sortir ... Je taime tu le sais, à bientôt Tiou, ta petite femme"
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8 mars 1949
Colette au Sardon
André à Montbrison
Elle écrit pendant que "toute la classe sèche sur un problème"! "T'écrire, véritable gageure. Rien ne s'est passé entre hier et aujourd'hui que la nécessité de se chauffer, très impérieuse, de dormir; et l'obligation morale de travailler à cette 'sainte chemise rose pour une future maman qui est ma soeur et la mère de mon futur filleul" (ce sera une fille). "Les relations de famille sont bien empoisonnantes quand la couleur s'en mêle." En fait la chemise est pour elle. "mes mains ont tellement enflé que j'ai dû enlever l'alliance et avec beaucoup de peine encore... "Kravchenko a décidé d'ouvrir un procès en diffammation contre Aragon ... cela m'a donné une petite pinte de gaieté avant de m'endormir." J'espère que tu es guéri. Ta Tioune. PS: pense à la confiture ou bien achète du beurre libre, 250g)"
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15 mars 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
"Chéri j'ai peu à te dire, cela me donne envie de m'excuser d'écrire... Je suis montée voir Mme F. Elle avait 39°. Mais à part cela se portait fort bien et bavardait cmme une pie. Si tu peux, pense à acheter pour elle du 'Baume Berigné'.... J'ai presque terminé mon oeuvre (la chemise rose), le dernier essai m'a semblé satisfaisant ... Elle a mis sur le lit l'ensemble qu'elle portera (au baptême), ceinture serrée et manche bouffante, petit manteau, bonnet ..
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18 mars 1949
Colette au Sardon
André à l'EN de Montbrison
Temps gris, tristesse de la séparation adoucie par le retour tout proche. Impatience que le printemps revienne. "Essaie d'avoir des nouvelles de mon Père. Je suis très inquiète."
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6 avril 1949
Ecole normale de Montbrison
à André BATIGNE
Bulletin 2° trimestre de l'élève-maître André BATIGNE de la classe FP un an (pour ceux qui ne sont pas entrés par concours) André est 1° sur 7 élèves, reçoit les félicitations des professeurs. 'Très bonne tenue (!) très bon travail' écrit le Directeur. On note quand même que l'Education physique n'est pas son fort (2/10, médiocre), ni les mathématiques (3.5/10 passable) à l'opposé de matières plus littéraires: Français (bien) l'Histoire (7, Monsieur SALANON indique qu'il sintéresse activement), de disciplines artistiques (8 dessin d'art et 8 dessin géométrique, 7 musique) de l'agriculture (8.5) et enfin des activités pédagogiques, de l'étude des faits sociaux et des travaux personnels.
Note
22 mars 1949
Colette au Sardon
André à L'EN de Montbrison
Un mauvais vent la chasse du jardin où les bourgeons éclosent. Elle range le placard et lave toute la vaisselle de 5h à 9h. (...) "Après avoir impitoyablement viré les inutilités , j'ai pu loger notre service 'hors d'oeuvres' et nos 10 boîtes de lait Skock (?). Tu m'as bien lu, 10. J'ai réussi à en extorquer 5 à la boulangère" ... Puis "dégraissage de cheveux à l'eau de Cologne". Enfin, "Je vais m'endormir (...) après avoir assisté auditivement à une 'prise de becs' entre les distingués représentants de nos distingués partis (chacun étant très satisfait de son résultat et répandant sa bave sur les groupes adverses. Bonté divine, que la politique peut donc rendre les gens haineux!"
250
11 au 13 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
3 lettres regroupées.

Samedi 11 juin: "2 jours déjà depuis ton départ et c'est comme si tu avais été escamoté. Je ne sais même pas si tu es bien arrivé. Il y a ici mille manières de penser à toi, tes vêtements, le jardin, les fraises, le fromage blanc que je mange tout entier ... Vendredi a été une journée pénible à tout point de vue. Elle a commencé par ton départ. Puis les malaises fidèles au poste" (migraines). "A midi un pépin d'ordre scolaire: les enfants P. s'étaient gardées de dire à leurs parents qu'elles ne passaient pas le CEP ('certif'). Or la mère tenait à les présenter, même librement. Elle était furieuse et très étonnée que je ne les présente pas. Je lui ai expliqué mes raisons aussi calmement que possible. Je lui ai montré les dictées de ses filles. Elle est devenue plus raisonnable et m'a demandé de les présenter librement en Octobre. J'ai écrit à l'Inspecteur pour savoir si c'est possible. Cet incident m'a pesé, d'autant que je suis dans le doute sur l'issue envisagée. Pour oublier tout cela et malgré ma fatigue, j'ai lavé 2 planchers. Après quoi je suis montée chez Mme F. chercher des oeufs."

Le courrier de vendredi a apporté la notice de 'camping'. Je ne te l'envoie pas car elle subirait le sort de MD (?) mais voici quelques tarifs de l'année 49." La page qui suit montre le dessin d'une 'toile de tente 'Juvénil' pour 2, modèle canadienne inversée' (L: 1.10m, l: 2m, h: 1.10) "tissu percale ou cretonne vieil or, mâts en bois. La tente complète avec tapis de sol et double toit, poids 3.5kg: 5950F.   Supplément pour mâts en 'duralumin' 220F.   Un sac de couchage fourré 1.90m x 0.8m, poids 1,700 kg: 3400 F,   un matelas pneumatique 3800 F,   une remorque sulky pour vélo (spéciale cyclo-tourisme) et 2 roues à pneu: 8320F.   Autre modèle de remorque à une roue parfaitement équilibrée: 5990F "Que penses-tu d'une remorque?"

Après la classe, elle est allée chercher des asperges à Rive de Gier "en cas où Papa et Paul viendraient. Ce serait dommage s'ils ne venaient pas, d'autant que le ciel s'est dégagé ce soir."   Puis retour au jardin, état de ce qui a poussé, cueillette de fraises. "Ce moment ressemblait à notre lundi de Pentecôte, ce fut le seul agréable depuis ton départ. Malheureusement j'ai toujours mal à la tête et même en classe je ne sais pas trop ce que je fais. Demain ce calme un peu trop grand sera rompu si mes invités arrivent, mais je n'y compte guère et alors, il me faudra avaler 3 beefsteaks à moi seule. Oh, quelle horreur!

Dimanche 12: "Un dimanche bien raté, je me suis levée tôt ... passé la matinée à préparer le repas et la maison ... j'étais un peu en retard. Mais tout fut prêt avant leur arrivée ... car ils ne vinrent pas. A 2h de guerre lasse je me suis mise à table seule, sans appétit, énervée par l'attente et déçue par tout ce travail inutile ... J'ai de quoi manger pndant 5 jours ... J'ai passé le reste de l'après-midi à coudre puis je suis allée au jardin. Mais le vent trop fort ne m'a pas laissée tranquille. Alors je suis montée chez Mme F." (dont les salades au jardin sont énormes.) Elle lui a fait "cadeau de roses rouges et roses seringua, oeillets de poète, un lys et des narcisses envoyés par Huguette F. ... Demain je ferai peut-être de la confiture de fraises pour mon Tiou ..."

Lundi 13 à 8h: Assise au jardin dans la chaise longue. Les hautes herbes sont là pour peu de temps car les foins sont commencés. .. J'ai désherbé les salades avant ma classe. Ce soir, je suis allée chercher des fraises chez Mme F., je l'aidée à les cueillir, puis j'ai ramassé du tilleul. L'arbre était rempli d'abeilles ... deux heures à éplucher les fraises . Elles macèrent à présent dans le sucre et demain soir je les ferai cuire ... Le rossignol emplit le vallon de ses appels: désir ou satisfaction? Mes mains sentent encore les fraises. Je voudrais que ce parfum aille jusqu'à toi..."

251
12 juin 1949
André au CREPS de Châtel-Guyon
Colette au Sardon
En stage d'Education pysique au CREPS de Chatelguyon, logé au 4° d'un hôtel "magnifique par ses dimensions. Le ton bâtiment officiel ne lui a rien ôté de son caractère un peu solemnel: vastes portes, luxe des chambres (toilettes, glaces). Toute la ville, ses montagnes environnantes, le Puy de Dôme au loin teinté d'ardoise ..." Il compare la ville à Vichy : "Je crois que toutes proportions gardées (pas de fleuve, ville plus petite) eh bien c'est mieux que Vichy. Mêmes villas de briques, mêmes terrasses, mêmes coins de repos ... mêmes hôtels, sinon de plus grands ... un kiosque à musique ... même faune humaine. Ce qui domine c'est le caractère jardins et ombrage et le caractère 'ville d'eaux'. Plus loin, il relate l'ambiance du stage: survêtement, marche en rang dans la rue et chants "qu'on nous fait gueuler" qui "attirent sur nous l'attention des indigènes ... mâle assurance des moniteurs. C'est tout à fait 'chantiers' (de jeunesse) Rassemblements, ordres, élan jeune etc ..." Pour les performances sportives, cela semble modeste: "J'ai lancé un poids de 5kg à 7m et quelque, je ne savais pas cela possible" mais "j'ai couru le 100m en 17 s, ce qui est bien minable". Les stagiaires de la Loire "sont toujours prêts à se distinguer ... chahuts de désoeuvrés dans le couloir ... Plus que 13j sur les 15 prévus."
252
15 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
Lettre écrite le mardi, postée le mercredi. "Je viens de recevoir ta lettre ... J'avais l'impression de t'avoir perdu, je ne savais même pas où tu étais. .. Mon Poutiou en uniforme, si tu savais ce que je pense de ces brutes sémillantes avec leurs horipeaux de sport et leurs allures martiales: des chevaux de cavalcade, tout fiers de leurs oeillères et de leurs robes à franges. Ce qui me comble d'aise, ce sont les 'gueulantes' comme tu dis. Comme si on ne pouvait se rendre dans un stade paisiblement sans ameuter le quartier. Enfin, il faut bien se donner une raison de vivre et après ça montrer qu'effectivement on en vit ... Même si tu devais peser 100 kg et lancer le poids tout droit sur le crâne d'un moniteur, ça ne me consolerait pas de ton absence. " Elle a pensé aller le voir, mais "dommage que ce soit si loin.   J'ai reçu une lettre de Maman m'expliquant l'absence de Papa (malade) et Paul (retenu). Elle m'invite pour dimanche ... Mais je n'irai pas. J'ai horreur de St-Etienne le dimanche surtout l'été et je préfère de beaucoup rester ici. "
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16 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS Châtel-Guyon
Elle aurait normalement dû être en grève mais "j'ai tant de travail en classe que j'ai décidé , d'accord avac Mme J., de laisser venir les enfants. C'est sans doute un manque de solidarité, mais d'abord je ne l'aurais pas su si mes élèves ne m'avaient avertie, et ensuite personne ne viendra à mon aide les 3 et 10 juillet au moment de la fête" du Sou des écoles. Aller et retour à vélo à la gare pour consulter les horaires pour Clermont et Rioms. Déception. Cueillettes de cerises puis dégustation en chaise longue sous le cerisier du jardin. Confiture (2 pots) chaleur et rafraichissement à la fenêtre. Découverte d'une scéne gênante: le voisin se fait laver le dos par sa femme. Stupeur d'un tel comportement: "la jeune femme le nettoyait avec une éponge comme un bébé et du bébé il avait aussi l'apathie un peu chancelante ... Elle est allée jusqu'à lui nettoyer les oreilles, le visage, le cou, les bras, toutes régions habituellesment à la portée de la main ... Mais ma stupeur a été a son comble quand je me suis aperçue que ce n'était pas le mari, car brusquement il est apparu devant la fenêtre fumant nonchalemment une cigarette. ... Après tout les gens riches pratiquent des moeurs semblables en se faisant laver par leurs domestiques ..." la lettre contient plusieurs photos de soldats français semble-t-il, bérets et casques, à table ou entourant un petit canon de campagne. ???
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16 juin 1946
André au CREPS Chatel-Guyon
Colette au Sardon
"La vie de groupe est ennuyeuse même dans un beau cadre. Côté discipline j'ai été victime du patron, une espèce de caporal qui m'a cherché noise au réfectoire parce que de ma table, où nous rigolions consciencieusement, mon regard était fixé sur lui tout au fond. Il a si bien fait que je lui ai dit le souvenir que cela me rappelait: les Chantiers (de jeunesse). Mais tout cela n'est rien après tout. Il sagit de se plier à leurs mille exigences type armée / façon de plier draps et couvertures, interdictions de sortir en ville après 5 h, garde à vous, rapports, etc etc. Pour ce qui est du travail, on ne peut pas dire que cela nous crève. Lever 7h mais en réalité 8h pour le déjeuner ... Personnellement je fais partie du groupe III, groupe des plaisantins des tire-au-flanc et des esquintés ... Notre moniteur, plus vieux que les autres, est je crois le seul un peu humoriste de la bande. On peut même dire que c'est un chic type ... Je t'aime, ton Tiou".   Jointe à la lettre, l'invitation arrivée au Sardon, via l'Inspection académique, à participer au départ en retraite de Monsieur L. (Ecole Normale de Montbrison), signée de Faugère, Duport, Mallet, Poinson, Salanon, Aubert et Dumas. Dons à Salanon et adresse. Voir notes
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17 juin 1949
André au CREPS Chatel-Guyon
Colette au Sardon
Il vient de lire les deux lettres de Colette. "Ecris-moi souvent, parle-moi bien de toi chérie, j'en ai besoin ... La veille, ils ont "allés en 'plein air, ce fut assez amusant: relais et jeux d'adresse (boules, quilles, javelot) L'équipe gagnante ce fut la mienne, évidemment un kilo de sucre, c'est à dire cinq morceaux à chacun. Si tu avais vu cette ruée à la fin, c'était épique! ... Je vais faire du maintien, de l'acro(batie) quelle ineptie. Pour terminer du basket et cela de 2h à 5h. Et demain cela recommencera ... " Il va voir la pièce 'Les jours heureux', pièce de 1938 de Claude-André PUGET. C'est en référence à cette pièce et au film qui en découlera en 1941 (Jean de Marguenat) que le CNR intitule son programme "Les jours heureux"
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17 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
Jeudi 16 juin: Elle n'a rien reçu d'André, "sans doute est-ce la faute de la grève des fonctionnaires ...3 heures dans le cerisier à ramasser des cerises pour les 2 classes et pour nos familles ..."   L'après midi, elle a porté chez les parents d'André "un petit panier de cerises et de la salade. Tes parents allaient bien. Ton père a fait une autre petite toile aux couleurs gaies, genre image d'Epinal en moins crû." ... Puis "achat d'une 'robe-tablier' pour 1500 F à rayures roses et blanches ... Je suis allée chez moi. J'ai plongé Papa et Paul dans des remords affreux en leur décrivant tout ce que j'avais fait inutilement pour eux dimanche. Je leur ai dit que je ne les inviterai plus jamais. Paul va être renvoyé de chez Thinet. Voyant venir le vent, il avait fait passer il y a 8 jours une annonce dans le 'Moniteur du bâtiment': 'Jeune homme 23 ans célibataire disponible comme conducteur de travaux'. Il a déjà reçu 8 réponses.... dont une de Nantes" (qui cherche des conducteurs à former pour des travaux d'étanchéité) "et l'autre en Alsace ... Jamais je n'aurais cru qu'on puisse recevoir tant de réponses à une annonce. .. Inutile de te dire qu'il a pris ses précautions pour les références en question car il n'a jamais été conducteur de travaux, et sa part de bluff est tout de même un peu inquiétante. ... Maman t'envoie ses amitiés."   Vendredi: Distribution des cerises. "Deux toutes petites de Mme J. sont venues me remercier de les avoir cueillies. Cela m'a fait plaisir. Je suis tracassée par la préparation de la fête des prix. Je n'ai pas encore trouvé le sujet... N'es-tu pas trop fatigué chéri par ton régime de sport intensif? N'oublie pas ta petite femme dans les délices de Capoue auvergnats ... Et n'oublie pas d'envoyer une carte à tes parents, ça leur fera sûrement plaisir ..."
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18 juin 1949
André au CREPS de Châtel-Guyon
Colette au Sardon
Il écrit samedi 18 mais poste sa lettre lundi 20 juin. Il ne sait pas s'il pourra venir samedi prochain, problèmes de train, se voir, revenir. Mais comme lundi 27, ce sera la sortie de fin d'année des autres élèves normaliens, "nous aurions ce lundi à nous". "A quoi tout cela (le stage au CREPS) aura-t-il servi ? A part l'incident avec le patron, qui n'aura j'espère pas grande suite, eh bien j'essaierai d'en tirer quelque chose. Quelques chants nouveaux ... des notes sur l'éd. phys., on nous fait également de danses folkloriques" des "jeux de plein air bien sûr coupés de petits jeux d'intérieur ... Cela me fait penser à mon groupe III. Ah! ce n'est pas le groupe des durs ... Il y a d'abord un lot de ce que le moniteur appelle des 'crocodiles', rapport à leur position allongée sur les gazons. Ceux-là ne font rien. Et puis tous les autres qui 'crocodilent' à tour de rôle. Et le Tiou (André) fait de même quand il est fatigué. Le moniteur est un type âgé (les autres sont des jeunes gonflés) fortiche mais qui comprend les choses, humoriste et boute-en-train. Anecdote: un soir V. a reçu une lettre d'une chère normalienne qui lui a demandé de vouloir bien lui préparer la dissection d'un hanneton. Pas de hanneton. Voilà mon V. qui cherche des grillons et se perd dans la nature. Le moniteur lui demande 'Vous faites PCB ?' (études de Sciences nat?) c'est tout. Il a tenté le PCB. Quand on a essayé autre chose que ce qui est actuellement votre raison sociale, on ne peut pas avoir la mentalité des autres. On voit plus loin. Notre vieux bonhomme, très en forme, qui égale bien les autres jeunes, voilà un être sympathique... seul côté enchanteur du stage" on appelle André: 'Kassagne à la graille!' C'est son surnom.
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18 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
Lettre du vendredi 17, postée le samedi 18 juin. Colette au jardin pour trouver un sujet de pièce. "Mais tout est trop ravissant et je préfère t'écrire. C'est toujours cette heure du soir, délicieuse entre toutes où la lumière et les ombres se partagent amicalement le jardin." Elle fait ensuite l'état d'avancement des floraisons et pousses diverses. Petits pois "déjà formés" ... courgettes géantes et déjà je crois discerner des boutons floraux ... tomates hautes de 5 à 6 cm"   "Une nouvelle maladie inconnue jusqu'ici a fait son apparition. C'est une petite bête genre charençon avec des ailes transparentes qui s'attaque à la grappe en fleurs et la détruit ... elle prospère sur les fameux hybrides réfractaires à tant d'autres maladies. J'ai eu la curiosité de regarder nos plants. La treille grimpante à 1/2 sauvage a été épargnée mais les pieds d'en bas sont atteints. On ne connaît pas encore le traitement à appliquer." Elle pousuit: "oeillets de Chine, oeillets d'Inde et variés en boutons , le dernier gazon sort bien ... 2 grosses roses roses, 2 jaunes ... les oiseaux ne cessent de tourner dans le jardin, le bec chargé de provende, gracieux et presque familiers. Le pré de B. est tout à fait gégagé. il ne reste plus qu'un léger arôme de foin ... Chéri votre centre (CREPS) est un vrai palais. Je regarde la petite chambre de mon Tiou. Hélas dans un tel régime de caserne, la gente féminine doit être rigoureusement proscrite ... Il doit être près de 9 heures, une ombre bleue s'étend sur ma page: d'un seul élan le soleil plonge derrière les collines, irradiant les crêtes et nous abandonnant à notre triste sort ... Un peu de fraîcheur humide tombe sur mes épaules. Je ne puis rester plus longtemps immobile ici ... Au-dessus de moi dans le lilas, un frémissement d'ailes. Et dans tout le vallon un concert inouï d'appels. Quelle douce soirée, que tu aimerais tout cela ..." Samedi matin, "en pleine vaccination. Tout va bien chéri ..."
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20 juin 1949
André au CREPS de Châtel-Guyon
Colette au Sardon
Il interrompt une méditation "sur les leçons de choses" (on dirait aujourd'hui SVT). "Dehors le temps est beau et calme. Des images du 'Tour de France' évoquent les heures de vacances. La radio avec chaque matin J. Nohain et son 'Facteur part en tournée', les vins de Frontignan, Lézignan etc... Et nous, sur la même route au retour de Carcassonne" (Ils vont parcourir ces régions à vélo en Septembre). Beauté des paysages autour de Châtel mais "imposible de ressentir de la joie là où nous ne sommes pas ensemble et je pense à tout autre chose que la vie en commun. Je pense à nos deux êtres. En ce moment les habitudes de la vie, les lieux, les bavures de l'existence, ses gestes, ses objets, tout cela me répugne. Je pense à toi, c'est à dire à ta chair et à ton rythme de vie. Je pense à notre amour ... Ignorer tout hors de l'être aimé. Ce doit être cela qu'on ressent face à un partenaire aimé dans une danse quand tout autour plus rien n'est fixe. Seul le partenaire est fixe. .."
260
20 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
"Samedi j'ai reçu ta lettre, ce petit pain quotidien de l'absence qui fait tant de bien." Elle est allée à Rive de Gier chercher son manteau qu'elle a fait "dégraisser à la benzine. Il a retrouvé toute sa fraîcheur. Au retour je suis allée au jardin chercher l'inspiration pour ma pièce. Mais rien ne venait et je commençais à m'inquiéter car le temps presse." (fête du Sou des ecoles) "Finalement vers 8 heures .. en classe ... j'ai soudain saisi mon idée. Rien de transcendant mais enfin un thème potable qui a un gros ennui et un gros avantage. L'ennui, c'est qu'il exige une attention soutenue du spectateur. Or le spectacle aura lieu en plein air et les paroles ne porteront pas ... L'avantage c'est qu'il n'y aura presque pas de costumes, l'action se déroulant à l'école et actuellement....   Dimanche ... j'ai écouté la retransmission de Notre Dame des Ondes. Une messe selon le rite arménien, extraordinaire. Les chants ressemblaient à des cantiques hébreux ou aux mélopées arabes. L'un d'eux semblait un dialogue, la voix masculine et féminine alternaient selon un rythme et des intonations que j'ai déjà remarquées dans les chants espagnols authentiques. L'effet était saisissant et d'une grande beauté, le dépaysement complet ... Vers 5h, je suis allée chez les F., je leur ai aidé (!) à cueillir des cerises. Ils m'ont gardée à souper en récompense. Tu sais, un gros 'pâté fais-toi bien' très bourratif avec du café au lait. Et ils m'ont donné des pois gourmands. Demain je dois me lever tôt, étant de corvée à St-Chamond pour le certificat." (elle poste la lettre à St-Chamond)
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21 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
Lundi 20 juin: elle a passé la journée à l'école Lamartine de St Chamond, pour le jury du certificat. Un repas à midi était organisé, elle ne s'était pas inscrite, mais l'Inspecteur "m'a engagée à aller quand même dîner avec les autres, car je n'avais pas le temps de retourner au Sardon ... Le repas a été bon mais l'ambiance mortelle. Personne n'osait parler à cause de la présence de Mr P. (l'Inspecteur). Il y a eu 53 échecs sur 130 candidats. On en a rattrapé 13. Bien des gens, surtout des femmes, m'ont demandé comment était le Sardon, si c'était loin de la route etc .. Ce poste fait envie à beaucoup..." (Les deux classes du Sardon deviendraient poste double, donc pour un couple. Colette serait obligée de partir)   Franc (Félix) m'a demandé ce que tu devenais. J'ai parlé à Mr N-R qui te remplace à St-Genis (André y a travaillé pendant les mois précédants). Il avoue en avoir assez et d'ailleurs s'en va cette année, n'étant pas titulaire du poste. Mme B. va partir auprès de son mari auquel on commence, paraît-il un traitement sérieux. Pendant les moments creux, les instituteurs parlaient entre eux d'un certain L. (?) dit 'le cul' qui doit être le tien et qui quittera l'EN cette année (voir notes)."   De retour au Sardon, "inspection du jardin, les petits pois se forment, je crois que dans 15 jours nous en mangerons. Tout cela est à nous. Je tremble de sentir peser sur notre chez nous la convoitise d'autrui. Il faudra nous accrocher si ce poste devient poste double, il n'y a aucune raison pour que d'autres le prennent. ... Ce soir j'ai le cafard."
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22 juin 1949
André au CREPS de Châtel-Guyon
Colette au Sardon
Ils vont se voir (description du trajet) Son surnom de 'Kassagne' serait le nom du "célèbre vieillard à barbe fleurie de Montbrison, ingénieur horticole. Pour moi hélas je mets involontairement mon titre en jeu. Combe nous a envoyé les listes des roches, des plantes, des graines et des maladies qu'il nous faudra reconnaître à la rentrée pour obtenir la 2° partie (sur 4) du certificat d'aptitude à l'enseignement agricole (voir note) A propos de Prétieux (Précieux), je te joins une photo ... au premier plan le gand-duc victime des plaisanteries de la horde... "
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23 juin 1949
Colette au Sardon
André au CREPS de Châtel-Guyon
Elle a arrosé le jardin "après 3 jours de chaleur torride. A midi, j'ai eu la surprise de voir arriver Paul. Il venait chercher le reste de son équipement car il partait en vacances à Hyères. Vacances un peu forcées puisqu'il a définitivement quitté Thinet et qu'il est actuellement sans travail. Il est reparti à une heure, je lui ai prêté une sacoche et une musette. Le reste de l'après-midi s'est passé à exercer la fête (du Sou des écoles) du 3 (juillet) et de la distribution des prix. Travail assez fastidieux. Chéri c'est le dernier jeudi sans être ensemble et les vacances approchent à grands pas. Je me sens tout à fait desséchée et j'ai bien besoin de boire à notre source commune ..."
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26 juin 1949
Colette au Sardon
André à l'Ecole Normale de Montbrison
"J'ai trouvé ton petit mot: quelle gentille surprise! un peu de toi restait dans cet appartemnt vide à nouveau. Journée chargée, la fête à préparer, les notes à compter, le palmarès des prix. Une visite de la 'mère V.' (et ça compte) puis une heure avec Mme F. pour rapporter des légumes ... Chéri c'est ta dernière semaine de classe, et pour moi l'avant-dernière. Encore une quinzaine chargée. Puis le long farniente d'été..."
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Juillet Novembre1949

André BATIGNE devient instituteur

Le 11 juillet 1949, André BATIGNE reçoit de l'Ecole normale d'Instituteurs de la Loire à Montbrison son bulletin de notes du 3° trimestre. Avec une moyenne de 7.34/10 il est reçu au CFEN (Certificat de Fin d'Ecole Normale) et il est classé 1/7 (c'est un petit groupe d'élèves entrés après le Bac, sans avoir passé le concours). C'est sans surprise que l'on découvre l'appréciation de M. Pliot, professeur d'Education physique ("Est loin d'avoir une formation suffisante en E.P), ou celle de M. FAURE (Bien en Français). Plutôt énigmatique, l'appréciation de M. Gautier en philo: "Mais où sont les neiges d'antan ?"

Le 20 juillet 1949, André BATIGNE reçoit de Monsieur l'Ingénieur en chef Directeur des Services agricoles, la validation des épreuves du certificat d'aptitude à l'Enseignement post-scolaire agricole, épreuves passées à Prétieux et à l'Ecole Normale de Montbrison avec la note globale de 26.5 sur 40.

Le 25 juillet 1949, André BATIGNE stagiaire au CREPS de Châtel-Guyon du 11 juin au 25 juin 1949. Une fiche de résultats avec photo, taille (1.75m) poids (65 kg) fait état d'une aptitude physique moyenne (24/40) dont une progression de 1" au 100m. Il obtient 43/60 pour ses qualités d'animateur soit une moyenne générale de 13.40 sur 20. Malgré une appréciation générale pleine de nuances (valeur physique: moyenne, valeur technique: passable, qualités d'animateur: bien, point faible: la coordination) Son stage est validé avec quelques conseils: "Doit continuer à prendre du mouvement, aurait intérêt à surveiller son comportement." Il semble bien que l'accochage avec le "patron" ait laissé quelques traces.

Le 18 novembre 1949, c'est à,Chagnon qu'il obtient son Certificat d'Aptitude Pédagogique à l'enseignement dans les écoles primaires.

6 juin 1950
Colette
André
Mot écrit 15 jours avant la naissance de Stéphane et jointe à celle du 6 juin 1946.

6 juin 1946   6 juin 1950.

4° anniversaire du mariage des 'Tiou'.

Chéri ce fut un évènement aussi longuement mûri que duement précipité ... et qui nous a valu déjà bien des heures heureuses.

Merci pour ce beau jardin que tu m'as fait. Merci pour ton amour et tout ce qu'il m'a donné jour après jour.

Nous nous sommes fait cadeau d'un Poutiounet. Dans quelques jours nous en tiendrons livraison. Puisse-t-il ne pas être trop terrible.

Quoi qu'il advienne nous serons toujours les deux Tiou. Et tu sais bien que je t'aime dans un Présent continuel.

Ta Tioune, Co."

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Bienvenue

Notes:

  1. Le 1° octobre 1946, Colette signe le PV de "récollement des archives du mobilier classique et du mobilier personnel de l'école mixte du Sardon". Elle y a été nommée par arrêté de Mr le recteur d'Académie le 6 août 1646.
  2. le 9 octobre 1946, l'Inspecteur d'Académie informe André que M. le Directeur de l'Instruction publique de Tunisie annonce un recrutement d'instituteurs intérimaires de candidats de France, âgés d'au moins 18 ans, titulaires du Brevet Supérieur ou du Bac. Ces candidats bénéficieront du voyage gratuit pour venir prendre leur poste en Tunisie et percevraient durant leur année d'exercice une indemnité mensuelle de 4000F, majorée d'une indemnité de fonctions de 5000F par an. Ils seraient délégués stagiaires après un an d'intérim si leur service donne satisfaction. Sur leur demande et dans la limite des places disponibles, ils pourraient être admis à suivre les stages de formation professionnelle à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Tunis. Dans le cas où vous désireriez poser votre candidature ... je vous invite à m'adresser votre demande.
  3. Carnet rouge: recueil de poêmes de Colette au cours de ses années de lycéenne à Roanne
  4. Le 23 octobre 1946, avec la même lettre que dessous, Eugénie Madeleine CAUVY envoie à son fils un courrier en date du 23 octobre 1946 signé Léon BLUM directeur du Populaire (SFIO). Il le remercie "de votre très intéressante étude sur la Constitution. nous apprécions toujours les idées ousuggestions qui nous sont soumises par nos lecteurs. c'est pourquoi vous pourriez peut-être, dès après les élections, écrire aux commissions d'études du groupe Socialiste au Parlement. je vous prie d'agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués. Léon BLUM.
  5. le 28 octobre 1946, la Faculté des Lettres à Lyon a constaté son absence "aux épreuves écrites de la licence et n'ayant pas répondu à la note qui vous a été adressée (voir copie ci-jointe) veuillez nous faire connaître par retour du courrier si vous vous êtes servi du bulletin de versement et si vous vous en êtes acquitté des droits. ce reseignement nous est indispensable pour notre comptabilité. Veuillez .agréer etc ..." Courrier renvoyé à André à Boisy par sa mère, Eugénie Madeleine CAUVY.
  6. Dessins de Colette, lettre du 6 juin 1947, anniversaire de leur mariage