archives personnelles Stéphane BATIGNE
Correspondance de 1945 à 1949 entre
André BATIGNE et Colette THIOLIERE-BATIGNE 2 & 3 G 2
Inventaire et extraits des 266 lettres datées
Présentation
Dans les 5 années qui ont suivi leur première rencontre au cours des "jours heureux de la Libération", André BATIGNE et Colette THIOLIERE ont vécu une période de séparations professionnelles. L'année scolaire 1944-1945 voit Colette en poste d'institutrice stagiaire à l'école de la Chabure, André poursuit ses études de Lettres à la Faculté de Lyon. C'est à St-Etienne qu'ils se retrouvent, et leurs échanges épistolaires sont réduits. Mais dès la rentrée 1945, Colette est affectée comme titulaire à l'école du Sardon. C'est faux-bourg plutôt ouvrier dans la vallée du Gier qui relève de la commune de St-Genis-Terrenoire (Génilac) village plutôt agricole sur les hauteurs du Lyonnais. André, sous l'impulsion de Colette, répond à un recrutement de suppléants. Il est alors surveillant dans un internat d'enfants de la Ligue de l'Enseignement au château de Boisy. Le logement de fonction de Colette au Sardon sera désormais leur lieu de vie jusqu'à leur retraite. Mais André doit passer par une longue période d'incertitudes et sans pouvoir achever son année de Licence de Lettres. Il est à Boisy le plus souvent avec un court remplacement au Village d'Enfants de Sail-les-Bains. En 1948, il entre en Formation professionnelle à l'Ecole Normale de Montbrison avec un stage en classe à St-Genis-Terrenoire, un autre au Lycée agricole de Précieux et un dernier, d'Education physique, au CREPS de Châtel-Guyon. Il obtient son premier poste à Chagnon, tout près du Sardon, à la rentrée 1949.
Les fonctionnaires, en particulier dans l'Education nationale, connaissent bien cette situation dite de "séparation de conjoints". Une correspondance entre eux maintient les relations, compense un peu l'absence, entretient l'espoir d'une vie de couple réuni. Mais la séparation d'André et Colette n'est pas complète: ils se voient régulièrement. Les vacances scolaires de Colette (André surveille l'internat), une partie des grandes vacances (il est nécessaire de faire une colonie de vacances) les jeudis ou fins de semaines leur permettent de se voir à Boisy, à Sail, Roanne, à Lyon, à St-Etienne et au Sardon. Ils vont prendre pourtant l'engagement mutuel de s'écrire tous les jours. 271 lettres datées, avec leur enveloppe, ont été retrouvées et sont résumées ci-dessous. Des dizaines d'autres ont été conservées, mais on ne peut aisément les placer dans cet inventaire chronologique. C'est le cas pour les multiples écrits de Colette, rédigés au crayon sur feuillets d'écolier à la récréation, pendant un devoir, dans un train, et qui ne sont presque jamais datés. André lui en fera le reproche. D'autres billets ont été brûlés par André, jugés peu importants selon lui, lors de ses changements d'affectation.
La lecture de ces lettres peut sembler fastidieuse, et le résumé qui en est fait bien arbitraire. Les affirmations de leur amour ont été souvent omises dans ces extraits. Elles sont pourtant une constante de leurs écrits, dans les bons et les mauvais jours. Il peut paraître aussi surprenant que les lettres ne se répondent pas vraiment. Les époux se voient souvent, et peuvent alors aborder d'autres sujets, peut-être moins consensuels. Leurs lettres sont donc une façon de vivre ensemble, d'échanger leurs états d'âme, de suivre l'évolution des saisons, de faire part de leurs lectures très variées ou des émissions de radio (avec la BBC, on étudie l'anglais). La situation sociale et politique du pays revient souvent: les grèves qu'ils approuvent les empêchent de se voir ou de recevoir leur lettre quotidienne; les élections, les partis (André reçoit une courte lettre de Léon Blum en réponse aux réflexions qu'il a envoyées à la SFIO) les indignations à propos du 'procès Kravchenko'. Et souvent, comme en écho à leur rencontre d'août 1944 et leur adhésion au FUJP, (Front Uni de la Jeunesse Patriote) les grandes leçons de la guerre, l'horreur du nazisme et du racisme, l'épouvante sur le sort des Juifs, en particulier les amis de Colette. Un Monsieur J. dont une grande part de la famille arrêtée par la police de Vichy a péri dans les camps sera le témoin de leur mariage. Et bien sûr la responsabilité de tant de Français dans la politique de collaboration de Pétain ou les positions de l'Eglise catholique vis à vie des Juifs; si la foi reste, les pratiques s'éloignent et l'institution est contestée. Les réticences de Colette envers ses parents que l'on peut trouver dans ses courriers auront été exprimées bien avant, quand elle était en internat à Roanne, préparant le Bac comme normalienne (les Ecoles normales étaient fermées sous Vichy)! Elle prend son avenir en mains, son choix est l'école publique et laïque.
Chacun des lecteurs qui auront eu la patience de lire ce témoignage de la très forte union entre Colette et André, pourra se faire son image de leur personnalité. Tous deux recherchent une liberté d'idées et de fait, Colette ressent violemment chaque atteinte passée et présente à ses droits d'individu, de femme. André partage cette soif d'indépendance pour leur couple, pour la société. Mais union n'est pas fusion. André est plus réservé, quand Colette s'enflamme. Les deux époux, malgré des centres d'intérêt très proches, ne se confondent pas. Ce couple, peut-être inattendu, fruit des circonstances de la Libération, est resté uni, traversant comme tant d'autres des moments difficiles dont il reste ces traces écrites. Les époux offrirent un front solide, se soutenant l'un l'autre dans leur métier, dans leur idée de l'éducation qu'ils entendaient conduire à l'égard de leurs propres enfants. Unis même dans la longue maladie d'André qui l'amena pendant 25 ans à la plus complète dépendance, et par retour, conduisit Colette à aliéner une grande part de sa liberté. Un couple solidement enraciné dans l'école du Sardon, leur refuge dès les premières années de leur vie commune.
date | auteur | destinataire | contenu de la lettre | n° | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Noël 1944 | Colette à St-Etienne | André à St-Etienne | "Mon amour. Laisse-moi te dire ce soir combien mon amour pour toi est profond et brûlant; combien ton amour pour moi m'emplit de bonheur. Une telle douceur, une telle chaleur, toi seul me les a données. J'oublie en cette paix de Noël cette plaie vivante qu'est la création. Je crois seulement que la nuit frémit d'ailes et que tout est silence et pureté! Mon enfant très cher tu es près de moi par la pensée, l'âme et le corps, si proche qu'il me semble, O douceur du moment présent, que rien ne pourra plus nous séparer, rien ne pourra t'arracher de moi puisque tu m'es plus cher que moi-même. Je t'aime mon amour et c'est un délice de te le dire. Je t'aime et tout ce qui m'est cher me l'est à travers toi; à chaque Noël je me souviendrai de ce premier Noël où je me sens tellement heureuse de t'aimer et d'être à toi. Joyeux Noël mon amour, Colette" | 1 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
1° janvier 1945 | Colette à St-Etienne | André à St-Etienne | "André chéri, j'hésite à modifier le chiffre de l'année. Celle qui meurt m'a apporté un don si précieux que je suis tentée de la retenir par l'épaule au bord de la nuit oubliée. Que n'ai-je une viole magique pour immobiliser la vie. Chéri je songe à tes yeux si tendres comme deux étoiles bleues dans ton visage, deux étoiles caressantes. Ce regard m'accompagne partout, il me fait souvenir de ton amour comme un symbole nous évoque ... Il faut que je te dise ce soir que ton amour m'a rendue meilleure, plus simple, plus pure en un sens (je n'entends pas pureté dans le sens moral mais plutôt naturel: pureté de l'eau, du ciel, de la glace, dispantion (?) d'un goût pour les choses un peu équivoques, les situations un peu dangereuses. Par amour pour toi je puis faire de petites choses de rien que je n'aime pas. Mais par dessus tout chéri, je veux te dire que je t'aime, cela, je ne me lasse pas de le répéter. Je t'aime chéri, la séparation ne peut rien contre mon amour. J'ai entièrement confiance en toi, en ton amour. Je sais que toi non plus ne me perdras pas. Garde toujours ton enfant chéri près de ton coeur. Qu'il y trouve le repos désiré et toi André chéri, appuie-toi entièrement sur moi. Je t'aime plus que tout au monde et ma vie entière est à toi. Colette" | 2
24 juin 1945André à St-EtienneColette à St-EtienneColette chérie, en te quittant ce soir, j'étais comme baigné par un liquide indéfinissable. Cette impression me mêlait au reste du monde, mais au monde sympathique. C'est dans de tels moments que l'on peut penser au bonheur. C'est l'être entier qui se dissout et l'on a peur du contact des solides, d'un cadre, d'un mur, d'une chaise. Hier soir, à onze heures, j'ai éprouvé ce détachement du solide. Ta pièce était fondue dans l'ombre et rien n'y était précis (...) J'ai pris ta lettre, l'ai ouverte, et c'est à cet instant que tu t'es penchée sur moi. Tu m'enveloppais entièrement de ta tiédeur et c'est à peine si je lisais ... Colette tu n'étais plus un corps, tu étais ombre et chaleur ... Jamais je n'oublierai cet instant ou plutôt cet état, car cela n'a pas eu de durée. C'était hors du temps, c'était certainement une vision de l'absolu ...3
25 juin 1945Colette (à la Chabure ?)André (à Lyon ?) Pas d'enveloppe, une date sur une lettre à l'encre rouge. André est-il à Lyon pour ses études de Lettres ? "(...) 12h Je t'ai suivi au long de ce matin: à 6h en m'éveillant je savais que tu étais à mi-chemin, qu'il faisait beau et que tu repassais (révisais ?) dans le train. à 8h en arrivant en classe je t'imaginais un peu anxieux attendant la question. Mais là vraiment, je n'ai pu opter pour la chance ou la malchance. 11h: c'était fini. Tu sortais un peu nerveux et un peu délivré et tu te mettais à la recherche d'un restaurant. Maintenant tout en mangeant tu lis. Lyon est chaud et tu as 3h devant toi. Bonne chance chéri. Je t'embrasse du bout des lèvres afin de ne pas te distraire, mais Dame Ecole te lance un regard malveillant. Je t'aime chéri, tant pis pour cette vieille G. grincheuse et antipathique. A tout à l'heure." 4
1° octobre 1945Colette au SardonInstallation de Colette comme directrice de l'école du Sardon. (voir PV infra). Elle y est encore la seule institutrice jusqu'à la nomination de Mlle D. (future Mme J.)Note 1
9 octobre 1945Inspecteur d'AcadémieAndré à St-EtienneInformation de recrutement d'instituteurs intérimaires en Tunisie. voir infraNote 2
Octobre 1945Colette au SardonAndré à BoisyColette relate la visite (3 heures!) d'une mère qui voit en son fils un futur poète. "Comme c'est touchant cette mère qui sait par coeur les tirades de son enfant." Et puis un autre personnage, certainement Mme Fl. , qui deviendra son amie: "La musique de la femme de ménage était toute silencieuse au contraire: des lèvres pincées, un nez qui s'allongeait, des yeux qui vous traversaient comme une simple vitre et là-dessus un chapeau tout droit planté d'une immobilité pleine de menaces. Cela voulait dire: 'Je suis la femme de ménage. attention à vous' J'ai fait très attention et le soir même, elle me refilait en cachette une pinte d'eau de Javel, et me confiait avec la plus grande innocence: 'L'autre jour j'ai vu vos volets ouverts. Avec mes lunettes je vous ai regardée poser des rideaux'. C'est ainsi. J'aimerais bien habiter sa petite maison sur le Rocher" (un lieu-dit du Sardon, rive gauche de la Durèze), "toute peinte à l'huile et entièrement lavable. En cette minute, tu es sans doute à l'écoute avec moi (de) 'Rendez-vous sur la BBC'. Je viens d'avaler des tomates à la Provençale, du raisin de ma vigne (...) Je pense avec angoisse à cette année de travail et d'éloignement, l'odeur de cette maison me pèse et j'appréhende de me mettre au lit ... & 5
Automne 1945 ?Colette au SardonAndré à Boisy"Cette soirée a été lugubre. Une impression de raté tout à fait misérable. Et tout ce qui a été raté antérieurement m'est revenu, non pas précisément mais comme un poids très lourd qui s'ajoute à la mélancolie de ce soir. J'ai été obligée de passer 2h chez ma soeur (Henriette ?) pour attendre la clef et mon père. Cela a été stupide. J'étais incapable de leur parler. Je pensais à notre soirée perdue. Pourquoi ne pouvais-je pas te rejoindre? Mais au bout de cette tristesse, il y a la matinée. J'irai te voir bientôt. Tu devras m'attendre encore un peu, mais tu sauras que je t'aime chéri et que ces heures sans toi ont été bien misérables. Maintenant je n'ai plus envie d'aller à St-Anthème puisque tu n'y viens pas. Et en même temps je comprends que cela ne te tente pas. Quel dommage. Bonne nuit. Je suis triste. je t'aime, à demain." 6
1946
Janvier 1946 ?Colette au SardonAndré à BoisyJeudi (?) 10h du soir. Séparation toute récente. Tu n'es pas encore parti mais je veux te devancer ou pour le moins te suivre de loin. Pour que tout ne te soit pas étranger là-bas dès ton arrivée. Je ne sens pas ton absence,. Tu es si proche encore mais demain et surtout samedi soir et dimanche et tous les jours libres qui suivront, ce sera autre chose. PS: sois humoriste avec tes ouailles, mais ne ris jamais avec eux" Téléphone: au Sardon, Gerin Tabac (c'est la cabine téléphonique). A St Genis: le 12, orphelinat.7
9 janvier 1946Colette au SardonAndré à BoisyUn envoi avec une critique plutôt musicale (malgré le tire) de Marcelle Auclair" (date et journal non mentionnés, mais il doit s'agir de Marie-Claire) 'Un théâtre français d'avant-garde en Allemagne'. Une carte postale comme support d'une petite lettre: "j'attends ta lettre, qui ne vient pas. J'attends la main qui frapperait à la porte. J'attends que mes pommes de terre soient cuites et je suis là, près du poêle dans cette classe trop vaste à 7h du soir. Rien ne vient, rien ne se fait. Je sais que j'ai tort de donner tant d'importance au sentiment d'un moment. Mais voilà, je sais mal supporter l'absence tu vois ... Pour un volet qui tape brusquement, j'ai peur. J'ai peur comme tout à l'heure quand le rat a glissé au-dessus de mon épaule sur le rayon de l'évier. Etrange petit songe gris que j'ai dissipé d'une cuvette d'eau. Allons il faut être raisonnable. Retourner à sa géographie: mettre l'Asie en pâté assimilable pour des cerveaux de 10 ans. Bonne soirée, à tout à l'heure." 8
11 janvier 1946André à BoisyColette au Sardon"Dois-je croire à l'inconscient? Moi j'ai rêvé plus simplement cette nuit que j'avais attrapé des poux: j'en ai vu un pour la première fois de ma vie, et c'est en rêve. ô inconscient héréditaire!" Il relate les "distractions qui ont rempli l'espace temps". André a failli aller à la messe hier, mais il n'y avait que quatre candidats, et "des plus mal chaussés ... surveillance des glissades, écoute des gérémiades... J'ai glissé un peu, ce que je n'avais pas fait depuis l'école primaire. Succès tout relatif. Du nouveau dans l'habillement: j'ai vu revenir peu à peu mes petits bonshommes déguisés, deux en lutins, d'autres en Esquimaux. Il s'agit de combinaisons en drap bleu, lie de vin ou vert, avec capuchon, offertes par la Croix Rouge américaine. Peut-être viendront-ils ici, ces braves Américains, cette semaine. Et cela me fait penser à Lyon, aux trains de pensionnaires, aux vacances ... Et toi, as-tu mis les choses au point avec ton frère ? (Paul) Ensuite il y a eu la sieste: "... lecture de Lichtenberger ... aucun courage pour t'écrire, et j'aurais voulu pourtant." Il observe de sa fenêtre dans la tour,les éboulis de neige qui dévalent du toit d'ardoise. "Le soleil dorait les pierres ... le blanc était iridié et les boiseries de la fenêtre étaient d'or. Séance de "cinéma bougeant" avec le Pathé à moteur du "grand patron du village" (d'enfants) mais une heure d'efforts infructueux pour le faire fonctionner ... à la manivelle. "J'ai revu Charlot acrobatique . Cela m'a fait penser à cette drôlerie du 'Dictateur'. J'ai peur de t'avoir trop parlé des autres, mais après tout les autres étaient mon spectacle. Je n'ai jamais cessé de penser à toi" ... Puis à nouveau, Boisy, le projet de sketch avec Caldérie (?) et l'accord du Directeur pour que Colette vienne, soit logée. Demande qu'elle lui achète "une brosse à dent, une bonne. Colette viens vite, fais-toi belle pour nous." 9
11 janvier 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Bientôt 8h30. (...) es-tu en train de déjeuner calmement ? (...) Quand tu me reviendras, il y aura entre nous 19 jours que nous n'aurons pas vécus ensemble, 19 jours que nous aurons appris à nous passer l'un de l'autre ou au contraire à nous tendre plus fortement l'un vers l'autre. Dans 10 mn ma classe commence. Pour l'instant la salle est propre et vide et le feu ronfle. Le jour est triste. Le monde est trop simple soudain. A 11h30 j'irai mettre pour toi une lettre à la gare, une lettre qui aurait dû partir ce matin si j'avais eu un timbre. 10h 45. Tu dois être sur le point d'arriver à Roanne, la ville est sans doute un peu brumeuse. Je te vois bien descendre l'avenue de la gare. J'ai passé là assez souvent avec une grosse valise et l'humeur sombre (Colette était pensionnaire au Lycée Jean Puy, les écoles normales ayant été supprimées par Pétain) "A la gare il y avait une petite surveillante affairée avec une liste de noms qu'elle criait à la sortie. Nous n'arrivions pas à la saluer aimablement. Elle représentait le joug trop empressé à s'abattre. ... S'il n'y avait pas eu alors l'intimité des choses, les couleurs harmonieuses des soirs, la floraison interminable du parc et nos rapports excitants avec nos professeurs, j'aurais conservé les images les plus sombres des ambiances d'internat ... C'est étrange, mais l'idée que je me fais de toi et de ce que tu ressens en cette minute me fait réintégrer une vie antérieure (...) 4h. c'est fait les enfants se préparent à partir ... La bague" (ils se sont fiancés) "semble se mouvoir autour de mon doigt comme une chose vivante ... Je vais m'en aller dans la campagne ... Pourquoi as-tu changé de visage depuis que tu m'as annoncé ce départ l'autre jour au coin de la route? Notre amour sent maintenant la fumée de bois comme au château, non pas l'air et le vent comme au retour de St Anthème et le matin après nos fiançailles. Non pas la lampe et l'intimité des rues obscures comme presque toujours ... mais la grisaille des salles d'étude, la sonorité des dortoirs vides et toute la misère des cages à rossignols." 10
12 janvier 1946André à BoisyColette au SardonLa lettre commence par la relation d'un rêve. Une tour, un château moyen-âgeux avec fossé pont-levis, une cour remplie de vie bien qu'il n'y ait personne, une petite pièce d'eau ... "à gauche des arcades ogivales, des fenêtres Renaissance ... Pourquoi n'étais-je pas sur un palefroi avec dame Colette à mes côtés ? Ce château est intime, les couloirs sont faits pour les poursuites amoureuses. Pourquoi ne sommes-nous pas seuls ici, ma Dame et moi ?" Retour au réel à Boisy, entremêlé de bribes de son rêve. "Sire le Roi est arrivé sur une voiture traînée par une mule et du carrosse a descendu un sac de pommes de terres". André a escaladé une tour par un cheneau; puis il décrit la chambre d'où il écrit à Colette... " Ce matin tout est clair, mais triste. Je veux être seul mais c'est très difficile à cause des deux autres surveillants. Au château, il y a une "chambre rose" pour les invités. Dans une autre repose la femme d'un intérimaire, G., qui attend un enfant. Elle vit ici avec son mari bien que lui seul soit instituteur. Les titulaires touchent en plus de leur traitement, 1000 F d'indemnité et sont nourris, logés et blanchis comme nous. Gros travail la semaines prochaine (horaires; café au lait à 8h, soupe à la récréation de 10h ) Colette chérie je voudrais t'embrasser. Je t'aime écris-moi vite.". 11
14 janvier 1946Colette au SardonAndré à BoisyLettre en 3 étapes. "Lundi 8h, "Le vent souffle en force, il va neiger. Je tiens ta lettre, tu n'as pas l'air trop malheureux ou désorienté et cela m'enlève un poids ... Peut-être que tu as bien fait d'accepter cela en définitive Midi: ... ce qui me cause un mécontentement, c'est la teneur de mes propres écrits, je crains qu'ils ne t'apportent pas assez, qu'ils ne soient pas assez brillants, pas assez chaleureux, qu'ils ne nous trahissent ... Il n'y a pas un 'genre d'écrits' ni une manière d'être qui conviennent particulièrement à nos rapports lorsque nous sommes détachés. Il n'y a pour nous qu'une manière de 'vivre ensemble' les mêmes choses et c'est pourquoi une séparation est aussi insupportable et vaine. Il va neiger je crois bien, le ciel est si bas. Voilà, ils arrivent déjà et je n'étais avec toi que depuis 20 minutes ... 3h 15 Je ne devrais pas penser autant à toi, les jours couleraient plus rapides et moins tristes, mais qu'y puis-je? Cette lettre sera portée dans une heure et je vais courir dans le froid pour toi. Cela me fait plaisir ..." 12
Mi-janvier 1946Colette au SardonAndré à Boisy6h30 au matin, Colette est fiévreuse, mais se sent bien "encore imprégnée de notre ambiance d'hier." On doit être un vendredi. Suit une lettre du samedi. "Rien à signaler, que cette chute continuelle de neige qui m'inquiète un peu. Où en est messire le Roi ? Ici, il n'y a pas de grandes étendues uniformes: partout les vignes posent une sorte de pointillé sur la neige et les terrasses de pierres sont des tirets plus épais. Tout ce que je te dis me semble vain, vide de sens. Je cherche à me souvenir de ce qui nous rendait si heureux. Et cela ne relevait ni de l'intelligence, ni d'une quelconque valeur morale, pas même de la beauté, non plus que d'une ambiance particulièrment favorable. Cela était spécifiquement l'amour indépendant de tout jugement ... J'ai cherché le mot qui pouvait traduire ce frémissement de bonheur lorsque nous avons pris conscience de ce qui nous arrivait: j'ai simplement trouvé le mot "délicieux" pris dans son sens plein ... Chéri, que fais-tu en cet instant, sans doute une surveillance d'après le repas?" Colette revient alors à ses années d'internat. "C'était un moment pénible pour moi où, rompant le fil des conversations, le signal des surveillantes nous jetait hors du réfectoire chaud et parfumé de cuisine dans les couloirs mornes et glacés. Notre consolation était de courir aux boîtes à provisions et de s'octroyer un repas supplémentaire en biscottes figues et chocolat" Puis viennent les souvenirs des discussions sur l'amour, avec Hélène (Hélène Soyer, de sa promotion d'institutrices, sa véritable amie) qui reprenait l'expression attribuée à Edda Mussolini: 'Une délicieuse ignominie'. Référence à l'amour entre la fille de Mussolini et un jeune militant communiste après la fin de la guerre. Pour Colette, l'amour ressemblait "à une aventure dans laquelle on pouvait foncer tête baissée sans craindre ni dieu ni diable" 13
19 janvier 1946André à BoisyColette au Sardon"Ma grande Colette" "dans Roanne j'ai retrouvé l'atmosphère si intime des neiges de ville, les pas hésitaient sur les trottoirs, des pas de femmes, qui auraient pu être les tiens .. Il faudrait que je te suive deci delà le long des petits trottoirs, inconnue dans une ville inconnue ... Je ne sais quels sont tes pas, s'ils sont de caoutchouc ou de bois. Mais j'imagine bien que ç'aurait pu être ceux d'une petite écolière (non pas celle d'autrefois, mais celle d'aujourd'hui, rieuse et furtive). Je me suis hâté et j'ai vu 'Lycée de Filles' au-dessus d'une étroite porte ... Comme la cour des miracles ce lycée garde tout son mystère ... j'ai eu de la peine à t'imaginer parmi les élèves, rares, qui gagnaient le centre. Pourquoi la Colette d'aujourd'hui n'est-elle pas au lycée de Roanne ? Pourquoi le passé ne redevient-il pas présent ...?" Regrets, rêveries, neige ... "Reste toujours mon inconnue, dans ce lieu comme ailleurs ..." 14
20 janvier 1946Colette à St-EtienneAndré à Boisy Lettre postée le 21. "Dimanche. Etrange et monotone après-midi... Je t'imaginais dans le Hall de jeu retentissant du déchaînement des garçons ... ce matin dans la neige fondue, j'ai poussé jusqu'au marché aux puces (Ursules) puis à l'Ecole de dessin. De là-haut j'ai contemplé les toits éclatants de blancheur sous le soleil, le jardin rococo était charmant dans l'intimité de la neige où folâtraient de grandes ombres bleues. Je suis demeurée avec toi là-haut quelques instants, puis je suis redescendue dans l'agitation de midi." ... Je déteste tous ces mots que je n'ai pas inventés, ces atmosphères que je n'ai pas créées. Seul est vrai le mimosa dont toutes les branches fleuries s'offrent comme un buisson ardent alangui par l'hiver." Elle a joint une petite branche de mimosa, feuilles et fleurs toujours bien conservées en 2019. 15
25 janvier 1946Colette au SardonAndré à BoisyCourrier commencé Jeudi soir au retour de Boisy "Ce n'est pas 80 kms qui nous séparent, 80 kms qui m'ont parus un long trou noir, mais l'espace interminable de 8 jours. J'ai voyagé allongée dans un compartiment désert jusqu'à St-Etienne, incapable de voir ou sentir autre chose dans l'obscurité que ta présence. J'ai abandonné le train toujours hantée par toi; ce que j'entendais sur la petite route déserte" (vers Boisy) "c'était les petites gouttes du dégel glissant des tours et des arbres" (du château ) "qui ont rythmé nos heures communes ..." La lettre reprend le vendredi à 11h30, sur le même type de pensées douloureuses après la séparation et douces à son égard. 16
25 janvierAndré à BoisyColette au Sardon"Colette chérie. N'est-ce pas le lendemain d'une grande et merveilleuse journée ? Nous nous sommes unis pour la première fois (et peut-être la seule) parmi des gens sans en subir l'emprise" (?) "Il y a des minutes qui devraient durer autant que nous. Celles de Boisy dureront autant que moi et que toi" Neige, silence, merle, calme, mots inutiles ... Evocation des lieux du château où ils sont passés,. "Tout ceci je ne l'avais pas vu, je ne l'avais pas senti, je ne l'avais pas vécu. ... A la gare je me sentais comme un linge mouillé et que l'on aurait pressé pour l'égoutter." Evocation du départ du train, il reste sur la voie. "J'ai souffert intensément hier à la gare. J'en ai oublié les expressions, je le regrette. Colette chérie, ces derniers (?) suffisent à me faire oublier ce que je t'ai dit au début, mais c'est malgré le reste qui doit subsister en nous. 17
27 janvier 1946Colette à St-EtienneAndré à BoisyDe chez ses parents dimanche: "3h: Tout ce que j'ai fait depuis hier m'a terriblement ennuyée, les êtres, les journaux, les projets qui se font autour de moi. J'étais mieux au Sardon, dans ma solitude. Là je ne perdais pas l'ambiance de Jeudi. Ici, je n'ai que ta lettre, mais c'est déjà beaucoup ... André je viens de découvrir que je vais avoir 23 ans. Je croyais sincèrement aborder 22 ans. Il y a une année qui s'est mystérieusement évaporée ... la nôtre, sans doute et j'ai dû faire le calcul. Sérieusement. 'elle prend les lampes pour des étoiles et elle ne sait pas son âge' (...) "6h. Je sens une tristesse soudaine. Il a fallu que je quitte la salle à manger où se trouve Mr J. pour venir t'écrire. ... Ce matin j'étais passé chez Mr J pour l'inviter. J'ai eu soudain le sentiment aigü de la séparation à la mort d'un être aimé avec qui l'on a vécu. Je ne comprends pas qu'on se relève d'une chose pareille. (Il s'agit de l'extermination des Juifs, de sa famille) "lui d'ailleurs n'en est pas sorti. Il ne peut se supporter dans ces murs où ils ont vécu ensemble) Encore du Wagner à la radio. J'en mettrai ma main au feu; décidément c'est le festival dominical. Je fais du thé en écoutant le tremblement des cuivres. L'eau chante comme dans ces romans de Dickens et tous les ouvrages anglais. Ils excellent à rendre la douceur de la maison. ..." Un brin de mimosa est joint à la lettre. 18
28 janvier 1946André à BoisyColette au Sardon"Grisaille, luminosité douce et triste ... Tout est mouillé encore. C'est une luminosité de lendemain de pluie" qui lui rappelle "une nouvelle .. c'est 'La vie d'un bon à rien' d'Eichendorf. Au début un jeune homme 'farniente' en regardant la neige du toit, car c'est le dégel. Son père le chasse de son moulin et le voilà parti avec son violon par un début de printemps ... c'est tout à fait cela aujourd'hui" Il revient à Colette, matinées passées ensemble, "matinée de Jeudi où nous errions sur les hauteurs de la ville en évitant de nous asseoir sur la pierre humide. Matinées au FUJ. Matinées retour du "château" ... hélas tu n'es pas ici ... Ce qui est cruel pour nous c'est qu'il y a dans notre imagination trop de souvenirs ... que nous construisons nos rêves avec les débris de notre propre existence ... Ce matin je suis allé à l'infirmerie comme suite à une angine que j'ai depuis hier. J'étais en train de prendre une fumigation quand j'ai entendu dans le silence des salles le bruit de la classe voisine, celle que nous écoutions tous les deux le matin. Ce sont de tels instants qui valent que nous disions: je vis." La veille avec ses élèves, ils ont vendu (quelques) billets de tombola à Renaison (les 'grands' étaient passés avant eux.) 19
28 janvier 1946Colette au SardonAndré à BoisyLettre dans laquelle Colette aborde la question de l'annonce à ses parents de ses fiançailles. Il semble que cela ne soit pas encore fait, alors qu'elle en parle dans sa lettre du 11 janvier. "Hier soir Mr J. m'a parlé de toi. Il m'a demandé de tes nouvelles. Il m'a dit que tu lui es très sympathique bien qu'il te connaisse peu. Il pense (en toute simplicité) que nous ferons un bon couple. Je l'écoutais sans trop répondre. Je sentais comme il était impossible que l'intensité de nos sentiments apparaisse à autrui. Je sais qu'à la maison ils ignorent tout de nous et je voudrais que cela demeure toujours secret. J'éprouve une véritable irritation à entendre Pépé (sa jeune soeur Claire, fiancée à Louis C., jeune résistant du maquis) raconter à maman ses petits secrets. C'est idiot n'est-ce pas? Elle est une véritable enfant. Mais je voudrais la faire taire. Tout cela est encore si faux, si peu réel ... Pourquoi s'exposer ainsi à la manière d'Hélène et sans son charme? J'ai peut-être oublié de te dire que la (fiancée du maquis' va sans doute présenter sous peu son maquisard aux parents. Et il est fort question de mariage dans le délai le plus bref. En été peut-être. Mais tu vois, simplement parler de cela et surtout à toi m'agace" 20
Début février 1946 ?Colette au SardonAndré à BoisyBulletin de salaire janvier 1946, venant du Village d'enfants de Boisy. Puis une lettre non datée, d'un mardi matin, avec relation d'un cauchemar étrange: "J'ai fait un rêve pénible. Comme presque toujours, ça se passait dans notre ancienne maison (celle de ses parents ?) où les murs avaient de drôles de tapisseries à fleurs et à rayures. Nous y étions tous avec toi et tu avais invité R. (ami d'André) et Hélène. Nous visitions les chambres. Maman était étendue sur un lit et Pépé lui apportait un cadeau, une de ces grandes poupées de salon en robe de taffetas ... Maman qui n'aime pas ce genre de créatures s'extasiait. Alors encouragée, Pépé en a sorti une autre, puis une autre, puis une autre encore, la chambre en était pleine. D'un air triomphant elle s'est tournée vers moi et m'a donné une résille verte . A peine l'ai-je mise que j'ai été d'un seul coup vêtue comme les poupées. Alors le drame a commencé (...)" André Hélène, R. et Colette allongés sur le lit, "R. posait sa tête sur mon épaule et me prenait par la taille ... et toi tu te rendais parfaitement compte de la situation ... ' Ecoute Colette, je t'aime bien mais comprends que toi seule ne peut pas me suffire, je t'aime avec ton cadre, avec tes amis, avec les miens. Je ne veux pas fâcher R.' Elle est alors proche de rompre avec un André sur béquilles, etc 21
Début février 1946 ?Colette à St EtienneAndré à BoisyLa date sur le cachet de la lettre est illisible. Lettre étrange et difficile à situer. "Chéri, ne crois-tu pas que dans 107 ans nous aurons encore au fond du palais le goût des gâteaux à la savonnette et que ces délices cuisantes ressusciteront avec nous dans la vallée de Josaphat? André, j'ai honte de ma lettre d'hier si stupide et décousue. J'en ai honte en recevant la tienne fraîche, et pleure encore de l'air d'une journée heureuse. Mais écoute, il faut que tu me promettes une chose: 'Même quand je n'aurai plus du tout sommeil, je jure, Colette, de te laisser dormir encore' (...) A cette seule condition chéri je pourrai t'écrire des choses moyennement intelligentes, voire même humoristiques" Colette rappelle alors qu'elle s'était couchée à 1h du matin et levée à 5h. "Cela doit tout t'expliquer" 22
1 février 1946André à BoisyColette au SardonSimple carte postale (vue du château de Boisy) commençant par "Chère Colette". A part le chahut autour de lui, rien de sérieux. 23
1er Février 1946Colette au SardonAndré à BoisyQuelle difficulté à se comprendre! "Je ne sais quelle vase a remué notre conversation d'hier après midi, mais je ne suis plus stable, je nage en eau trouble. La vérité d'une semaine n'est plus valable la semaine d'après. Chaque fois que j'ai cru toucher à une certitude d'ordre humain qui nous concernait, qui concernait notre bonheur et l'élevait un peu au-dessus du train courant, toi, tu as tout démoli. C'est exactement la 3° fois que cela se produit. Et je constante que tu ne le fais pas exprès, c'est toujours une petite réflexion innocente qui fait le caillou dans la mare. Malheureusement on ne sait jamais jusqu'où les ondes vont s'élargir. ... Tu sens à ta manière et moi à la mienne, seulement je croyais que cette fois-là (à Boisy) notre manière de penser avait été commune ..." 24
2 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyL'intitulé des jours (Lundi soir et mardi), la référence à la Chandeleur (Vendredi) l'expédition le samedi compliquent la datation. Envoyée le 3 février (cachet de la poste) mais commencée Lundi soir à 8h, "Ce jour a été pareil aux autres, pareil quant au travail, la classe, le feu, la radio et cette pensée sourde: André jeudi a sombré dans l'oubli, son athmosphère bien que caractéristique ne doit pas émerger. S'il n'y avait pas dimanche, tout serait bien. Il n'y aurait que l'attente confiante, mais cette coupure, je la redoute un peu ..." Suivent quelques idées pour que Mr F. directeur de Boisy utilise mieux "les compétences de ses collaborateurs voire même de ses élèves". La lettre au crayon, se poursuit Mardi "Vers midi, j'irai manger des crêpes car c'est la Chandeleur" (Vendredi 2 février!) "J'aimerais que tu sois là avec moi. Je les ferais sauter en l'air et si je ne les rattrapais pas, je saurais que je ne me marierais pas dans l'année." Un billet à la plume est joint "Après le coup de téléphone. Mon Dieu, que c'est long pour t'avoir quelques secondes. Renaison s'impatientait: une voix de femme courroucée m'a conseillé de me servir d'appel téléphonique la prochaine fois. On a coupé puis rendu. J'ai entendu ceci 'Allons donne lui donc sa communication, la pauvre!'. Puis vient la question du départ à Boisy alors qu'il n'y a pas de remplaçante et qu'elle doit certainement quitter la classe un peu tôt pour prendre son train: "Je ne sais encore ce que je vais faire pour mercredi. Si la suppléante était là lundi tout serait bien. ... Mais pour chaque absence il faut en référer à l'Inspecteur, c'est bien gênant. Il suffirait que la suppléante arrive un jour d'absence pour que le pot aux roses soit découvert ..." 25
2 février 1946André à BoisyColette à MontbrisonAndré éprouve de la culpabilité pour cette séparation. Mais "A Roanne j'ai couru les libraires. c'était assez charmant. J'ai acheté le n°8 de 'Chaix' et du papier à lettres. J'ai vu des écolières, quelques bouts de rues, c'était l'ambiance qu'il me fallait." Regret à propos de la carte, "anonyme vue et anonymes mots" ... griffonnée dans la salle des fêtes toute retentissante des cris des gosses ... J'étais quand même un peu avec toi par le truchement de certains personnages " ( des scènes) "je me suis fait présenter une certaine 'Jo'. un peu cavalière d'allure, cheveux blonds fanés frisés à la crépu, lunettes tout rondes. Ensemble sympathique. Et puis c'était un peu de toi, Colette, ma Colette adorée" 26
3 Février 1946Colette à St-EtienneAndré à BoisyDimanche soir, chez elle à St-Etienne, "Paul mon frère lit dans son coin." Mozart à la radio: "La Flûte enchantée" ... cafard, dégoût, ennui. L'idée de retouner à Boisy me fait presque mal depuis notre conversation. Là j'ai été heureuse, j'ai cru à quelque chose d'élevé (...) Tout est à reconstruire, oublier (...) Je ne puis empiéter sur la classe ... Ne pourrais-tu avoir le vendredi au lieu du mercredi ? ... Assure-toi aussi que ma visite n'importune personne ... Nous pouvons offrir de payer l'hospitalité donnée ... Si tu devais écrire 'ne viens pas' je serais déçue ... Samedi après midi en longeant le canal j'ai vu passer le "Bordeaux" ... J'aurais pu y être dedans et cela m'a serré le coeur ... Est-ce que mercredi soir j'y serai ?" Lettre envoyée avec un brin de mimosa séché. 27
4 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Lundi matin 4 février 8h. Je retrouve avec joie ma classe déserte et ces quelques instants de liberté qui me permettent de commencer une journée avec toi. Le spleen du dimanche s'est évanoui, quel allègement. Cela vient certainement de 'l'anneau magique' que j'avais oublié au Sardon sur une étagère de l'évier et que j'ai retrouvé ce matin. Aussitôt, le monde a changé de couleur ... En marchant dans la nuit, j'observais les étoiles et je pensais que la lumière perceptible était vieille de mille ans et plus. Peut-être existe-t-il un univers secret qui recueille comme le nôtre la lumière des étoiles, la vibration de nos frêles existences, longtemps après que nous avons cessé de vivre ..." &nbp; 12h, arrivée d'une carte d'André. Il n'écrit qu'un 'chère Colette inusité enre nous' et qui en fait "la plus quelconque des correspondances s'il n'y avait en finale griffonnée à la hâte ce 'je t'aime' qui avait l'air de se cacher des indiscrets. Mais tout est balayé en cette minute où je pleure de détente et de nostalgie..." 28
5 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyMardi 9h 1/2: "... je pense que demain soir est proche. J'ai le coeur rempli à éclater. Tu ne sais pas? c'est une tension, une douce violence comme un fleuve chaud, une sorte de fièvre heureuse et triste ... Il n'y a que cette conscience éclatante de l'amour qui possède tout. C'est un état plein de promesse, de félicités, mais aussi angoissant que celui d'un somnambule, vivant son rêve, qu'on éveillerait sur le bord d'un toit. Ce réveil m'a été infligé la semaine dernière. Je le redoute encore. C'est pourquoi à la douceur du songe se mêle une sorte de crainte. Je ne sens plus la faim, ni la soif ... le temps coule et maintenant il va vite ... 12h. Le courrier m'apporte deux lettres et c'est charmant ... en cette minute le facteur t'a remis ma lettre datée de dimanche. Elle était triste aussi et je n'ai pas hésité à te l'envoyer ... Moi aussi, André, je désire avec une sorte de folie cette vie unique où nous serions comblés l'un et l'autre. J'ai déjà eu de tels instants, et c'est beaucoup. C'est la raison qui me permet d'en espérer d'autres et de surmonter les moments de dépression. André, il ne faut pas que l'un des deux doute et ramène tout à un plan moins élevé, moins absolu, sous prétexte qu'il a parfois des déceptions ... Nous ne pouvons pas accepter la médiocrité." 29
semaine du 4 au 9 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyDifficile de lire la date d'expédition sur le cachet de la poste ou de la gare. Mais Colette vient d'apprendre "le dédoublement de la classe. Maintenant je n'ai plus de raison de rester ici. Je rêve de Boisy l'an prochain. Est-ce que ce sera possible? ... Peut-être est-ce le dernier jour où les petits sont avec moi et lundi la classe sera une chose morte que je n'aurai guère envie d'animer. Enfin, les gens seront contents, ils ont tellement voulu ça." L'arrivée de sa collègue est relatée dans le courrier du 11 février. La lettre contient aussi un récit très "prince charmant, enfin, jeune seigneur ombrageux". Puis les habituels tourments de la séparation et affirmations d'amour. 30
9 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyLettre le vendredi au retour de Boisy: "Quelques bourgeons roses et gris. Leur fine image dans une glace. Voilà ce qui demeure dans ta chambre et ici des jours passés à tout jamais. "For ever". Entre les branchages délicats se meurent des images étranges, l'habitation du "Grand Meaulnes", le vallon des chevaux, la chevauchée des nuages, et cette route de cauchemar où nous allions comme deux enfants perdus ..." Samedi à la récréation de 10h 30. &nbp; "Je t'ai vu André avec des visages divers car tu m'as beaucoup et j'ai beaucoup appris de toi ces 2 jours" ... 12h 1/2 J'ai poussé jusqu'à la boîte aux lettres. La violence du vent est telle que j'en ai eu le souffle coupé. Je suis vite rentrée dans la classe ... Une vieille loque sinistre se balance sur les fils électriques: un pendu ou son âme qui sait? ou peut-être une intention de se pendre qui a pris forme. Moi je pense à ce château de Boisy où l'on peut se promener des heures sans trouver âme qui vive. ..." 31
10 février 1946Colette à St EtienneAndré à BoisyTriste dimanche, pour Colette, un sentiment de temps perdu: réveil à 11h du matin avec un fort mal de tête. Visite chez les parents d'André "Et là malheureusement ce que j'ai retrouvé, ce n'était pas toi mais l'enfant de ses parents. Ton père était fatigué. Je les ai quittés seulement à 7h, lasse et triste. J'ai obtenu une photo de toi qui me plaît infiniment." Une fin de lettre sans joie et tourmentée. 32
10 févrierColette à St EtienneAndré à BoisyLongue lettre postée le 11 février de St-Etienne. Elle a bien reçu la lettre d'André qui garde un souvenir différent et positif de leur dernière rencontre. Elle s'en félicite mais donne sa vision des choses, "... ne sois jamais plus inquiet auprès de moi, chéri, je voudrais être pour toi le repos et la détente ...". Elle a été malade samedi et n'a pu aller voir les parents d'André. Dimanche, elle est allée voir son amie Hélène, très gravement malade. "C'est efrayant de la voir, elle ressemble à une morte. Elle rejette tous les remèdes. On ne peut plus que laisser faire la nature" (Hélène guérira heureusement) Elle a aidé son père (Pierre THIOLIERE) à corriger la revue de l'Industrie minérale. En rangeant un placard, elle a retrouvé ses livres, les poèmes de Rilke, les cours de philo. Elle forme le projet de se remettre à la philo et l'Anglais avec André. Nostalgie du temps où elle était élève. 33
11 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Pourquoi ce silence ? je crains que tu ne sois malade ... Comment peut-on supporter calmement le silence et la séparation? ... Je t'en prie soigne-toi bien. Fais attention à tout: à ton estomac, à ta gorge, à ton rhume et ne dépasse pas la limite de tes forces comme cela t'arrive parfois. Je me trouve très mal ici pour t'écrire, la suppléante est arrivée. Je me trouve directrice et bien embêtée. Et je lui en veux de chaque bruit qui témoigne de sa présence dans la maison. Elle a au moins 5 ans de plus que moi et elle porte la barbe piquante. Non, je viens de voir le registre matricule, elle est née en 1921 en Hte Savoie. Elle a fait la classe à Thonon, à St Martin la Sauveté et puis fini dans un village d'enfants. Et elle a pas mal de toupet, pour tout dire." (Il s'agit de Mlle D. future Mme J. qui restera au Sardon jusque dans les années 70'; tout, dans ces premières impressions, présage des relations exécrables qu'elles entretiendront désormais) "Monsieur Soyer (photographe, père de son ami Hélène) a accepté de développer les photos. Je crois qu'il les apportera mercredi matin au train ... Il serait bon d'avoir un souvenir de Boisy qui ne soit qu'à nous deux." 34
12 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy "André, inexplicablement je t'ai senti tout à l'heure. Je me suis aperçu soudain que je n'étais plus avec ma classe, mais avec toi d'une façon si précise que j'ai eu l'impression de te quitter en revenant à la réalité. Ah! je crois que voilà une lettre de toi, j'aperçois l'enveloppe bleue entre les mains d'un élève ... Tu t'es fatigué à remplir 4 pages, de celles qu'on saute dans un livre pour savoir ce qui vous intéresse. Mais non, je n'ai pas trouvé ce qui m'intéressait. Je n'ai senti que lassitude, une sorte de dégoût. Elle fait l'effet d'être écrite par quelqu'un qui aurait la 'gueule de bois'. Enfin, me voilà rassurée sur ton état de santé. On m'a apporté un bouquet de violettes: les premières de ce printemps. Je t'en envoie une .." (Elle est toujours dans l'enveloppe) Un second billet, évoque un retour de St Genis, "la petite chouette criait encore ses amours. Près du torrent je me suis arrêtée pour respirer la fraîcheur de cette eau qui ressemble à l'Aix. Alors je me suis souvenue de cette nuit au château où je dormais dans le bruit de l'eau et dans la fraîcheur de l'eau; sachant que toi tu étais si proche, je me suis rappelé l'odeur des pommes et la pureté de ce bonheur qui sentait l'automne et les prés mouillés ... Ce n'était pas la folie furieuse du désir mais la joie enfantine de 'faire' ensemble." 35
Hiver, février 1946 ?Colette à St EtienneAndré à RoanneDate du cachet illisible. "Ce dimanche-ci ressemble aux autres et à ceux par douzaines que j'ai vécus sans toi, avant de te connaître. Je voudrais m'évader de cette ambiance pour qu'elle ne transparaisse pas entre ces lignes." Suit alors une petite revue de presse et de compte-rendus d'écoute d'émissions radio ('Bonjour chez vous'). Exaspération de Colette contre les critiques d'Art: "J'aimerais savoir pourquoi il est impossible de faire une critique d'art, ou un essai sur la peinture contemporaine en se servant d'un langage intelligible (cf l'article de Rouault)?" et à propos de ce qu'écrit Mr Courthon, auteur de la critique contre George Rouault: "Je reste encore perplexe devant: 'la confusion des langages dont les pouvoirs se meurent dans l'ombre de la tour (allusion à la Tour de Babel) orgueilleuse' ... ???" Colette s'indigne aussi en défense de "ce pauvre Henri Pourrat mis à mal" Et puis, la question permanente: "Que faisons-nous jeudi ? Vers quelle heure peux-tu être à Lyon. De toute façon le premier arrivé ne quitte pas Perrache et se tient dans la salle d'attente de 3°" etc ... 36
14 février 1949André à BoisyColette au SardonLa veille jeux de ballons des enfants (ballon dans l'eau de l'étang), "cinéma bougeant 'le Devoir' sombre drame cornélien parmi les territoires américains. Un policier amoureux de la fille de celui qu'il doit arrêter" etc "pas du tout américain: les coups de poing étaient mous et la gueule de l'assassin avait les lenteurs d'un Raimu avachi" ... Visite annoncée du "propriétaire du château, la Ligue de l'Enseignement" . Fatigué pendant deux jours. Salle d'attente qui résonne du bruit des pas, les "même salles à Roanne qu'à Tarascon, Montpellier et Langogne ... Un chant de Marocains résonne, "anormal en ce lieu". Invective des Marocains par le chef de gare en colère parce qu'ils voulaient prendre la Micheline avec "leurs sacs". Le patron m'a montré sa collection de timbres. C'était beau. Dans sa chambre, deux lits de fer côte à côte, séparés par une table avec des bougeoirs. 'Ah quand vous avez une femme' ... le pauvre homme, deux lits côte à côte. Où est le calme de la gentilhommière, Colette chérie" 37
15 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy Envoyée, avec un brin de mimosa, vendredi 15 au soir de St Etienne. Mercredi: rêverie sur la tour (Boisy ?) et des personnages de la mythologie finnoise, la Vierge Anniki, le vieux Vaïna (Vaïnamoinen). "Dans le chemin de ronde, les chauves-souris ont dansé, leurs ombres s'accouplaient sur les murailles pour des amours fugitives et ce ballet fantastique berçait la mort d'Ophélie, la mort lente d'Ophélie dans les fossés qui n'avaient plus d'eau. Elle tenait sa tête sous la boue, elle la forçait des deux mains à boire tranquille dans la vase et tout son corps tressaillait sur le gazon doux. Les chauves-souris dansaient en attendant le jour" Jeudi soir: "En t'attendant chez Hélène, André. Tu seras reparti pour moi dans quelques heures. Et il y aura de nouveau 8 jours entre nous. ... je ne puis t'en vouloir de douter parfois car moi aussi il m'arrive de douter d'une autre manière, par exemple quand je me laisse décevoir par tes lettres. Mais pourtant mon amour tu dois savoir que toi seul m'occupe inexplicablement. Des erreurs comme celle de ce soir ne doivent pas se reproduire, elles font mal inutilement. Et il ne doit pas y avoir de suspicion entre nous. .. Que craindre? Je voudrais le voir, ce sourire que tu n'as que parfois. Pourquoi n'es-tu jamais content de toi et des autres, pourquoi ne pas t'abandonner? André, je ne peux pas te donner plus de preuves d'amour que celles-ci. Même si je marchais comme une aveugle parmi les êtres, même si je n'entendais plus leurs propos, même si j'étais muette sauf avec toi, André je ne t'aimerais pas d'avantage pour cela. Minuit et demi. André je t'aime. nous serons heureux. bonne nuit chéri à demain ... Ecris vite même si c'est vague, même si tu es fatigué, au fond c'est si bon de tenir entre les mains ton enveloppe." André semble n'être pas venu ce jeudi, jour de congé pour Colette. 38
18 février 1946André à BoisyColette au SardonLa lettre s'ouvre sur: "Je vais sans doute faire la classe de G." Puis le temps, le calme du matin, une rencontre dans le train. "J'étais un peu avec nous en parlant armée, politique, de Gaulle et Giraud avec un sergent libérable qui roulait sur Angers. Il avait été en Afrique du Nord en 1943 ... Puis j'ai flané" (à Roanne) "parmi les livres. J'ai trouvé à la 'Bibliothèque du lycée' des livres introuvables ailleurs. J'étais content. Et l'on m'a dit qu'il y avait bien un lot de cartes murales, encore fallait-il faire une liste de celles qu'on désirait. Tu vois ce qu'il me reste à faire ... avenue de la gare, j'ai ressenti la légèreté de la vie d'autrefois, les trottoirs avaient la même sonorité ... et surtout une bouffée d'air qui ... me rappelait vraiment les premiers jours du printemps. Qu'il est doux alors d'avoir deux livres neufs à la main et quelqu'un qu'on aime sans désir trouble. Ce sont de telles impressions qui me font aimer la ville plus que tout autre lieu au monde..." Il revient à la veille, un "au revoir du jeudi soir ... absurde puisqu'on ne se quitte vraiment que lorsque les trains quittent au matin la ville. Mais il n'empêche que ce départ a été sain ... le plus bel adieu est celui où l'un s'en va et l'autre reste. Car celui qui reste jouit de tous les mouvements de l'autre ... " Suit une laborieux développement de cette idée et "Colette chérie à bientôt je t'aime, André." 39
18 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyUn poème: "Sur le chemin du canal Est-ce la terre ou le ciel? / le jour et la nuit ruissellent de lune / Le froid suspend un cristal visible, / Signe de l'hiver encore présent. / Soudain, soudain, ah! soudain, / L'aube nocturne enfante un son / Rond, modulé, dense, débordant, / Doux appel étoilé de passion vive. / Oh! Premier chant de Rossignol / Que l'écho des collines mortes / Apporte au ruisseau miroitant / Oh! Premier chant de Rossignol / Aile du souvenir, palpitante / Et mouillée, sur des feuillées / à venir." La lettre commence sur le chant du rossignol, "dans une aube d'hiver piquante et pure, un chant qui attendrirait les collines et proclamerait le printemps. La lune ressemblait à Bette Davis quand elle a son air impérial plus que les rondeurs de la reine Victoria. Seulement les coqs ont tout gâté! Dès qu'ils chantent on est sûr de son affaire: le ciel se brouille, il se lève un petit vent humide et la boue de la cour redevient perceptible. Les vignes ne sont plus que murailles et muraillettes grises. les arbres reprennent leurs airs anémiques: un froid sale s'installe partout." Plus loin, cette question: "Quand nous marierons-nous? André je me sens gaie et 'polissonne'. J'attends beaucoup de jeudi (n'interprête pas mal, mes idées s'enchaînent par cascades)... Merci: ta lettre était charmante." 40
19 février 1946André à BoisyColette au SardonIl est à Roanne au café en face de la gare, "elle est triste avec son crépis jaune, le temps est venu jeter un mauvais sort sur notre duo. 'Puisse jeudi être une belle journée'. Rien n'invite au départ dans cette façade morne. Tout est mort. Et en moi retentit ton ironie criarde, un peu comme un corbeau s'il passait dans ce ciel sur cette gare morte. Et puis cette 'lettre charmante' qui fut la mienne me donne un regret. Pourquoi ce P.S. délaissé? Il est tout d'émotions que l'on voudrait noter et qu'on ne retrouve pas ailleurs, tant d'insaisissables mélanges de fraîcheur et d'intellect, que j'ai un malaise à t'écrire cette lettre-ci ... Colette chérie, Lyon fut brillant pour nous cet été, je voudrais que nous retrouvions cette luminosité ... tu me manques surtout au moral... J'ai besoin aujourd'hui de mots éclatants pour remonter. j'ai besoin de 'postière", de 'robes', de 'sacs', de 'cigarettes'; j'ai besoin de te dire à chaque ligne 'Colette chérie' ce que je ne fais pas à l'ordinaire ... Colette déchire tout de suite cette lettre (je t'en prie) et sache que ... je t'aime absolument" 41
19 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyColette vient de recevoir le courrier d'André, et organise la rencontre à Lyon, l'un venant de Roanne, l'autre de Rive de Gier. Trois pages rapidement écrites, mais elle revient à eux sur la fin. "J'aimerais que nous ayons un beau décor jeudi et pas un ciel sombre. (...) les fleuves dansent gaiement et étincellent au soleil, que la ville ait les tons roses et gris tendre du matin et qu'il y ait des pigeons et des moineaux pillards à Bellecour." 42
21 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyMardi soir 19 février, 8h 30: "André je crois que je me suis illusionnée, que les années couleront avant que nous puissions vivre ensemble. On est en train de licencier les suppléants, alors adieu Boisy. Je pense à cette journée de Jeudi qui va commencer à 10h si tout va bien et finira à 8h du soir dans un train. Un adieu hâtif à la gare et ce sera fini pour 8 jours (...) Et ça peut durer 2, 3, 4 ans jusqu'à ce que le hasard te donne la situation que tu juges nécessaire à notre vie commune. Je suis toujours cette pensionnaire qui s'échappait le jeudi soir de l'internat et puis rentrait à la nuit, remplie de visions de fleurs, d'éclairages nocturnes et retrouvait le jardin silencieux, l'étude et l'étroite cabine où ses rêves se dissolvaient. Rien n'a changé (...)" Mercredi soir à 8h. elle a reçu la lettre d'André, tristesse répétée de la séparation. 43
22 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy"8h: tu n'es peut-être pas très loin d'ici" (il doit être dans le train) "Est-ce un rêve, ce déjeuner dans l'ombre, cette sortie à pas de loups? Il ne reste qu'une cigarette qui sera bientôt fumée ... André je ne sens pas de tristesse comme à chaque séparation. Celle-ci a été assez douce pour moi qui demeurais dans un lieu familier. Toi tu auras les gares, la longueur d'un trajet: mais ce sera le jour, je t'accompagne en pensée et toi tu demeures avec moi dans chaque pièce. ... Le soleil jette une grande flamme sur les vignes, la neige brille d'une manière ravissante. Il est bientôt 8h 33... 10h Je vois des images dont la beauté pourrait fournir le sujet d'un poème. Ces images sont des souvenirs nocturnes, ces souvenirs habitent avec moi la chambre où ils sont nés. 11h 1/2 je repense à notre conversation de Lyon au sujet de la Pédagogie. Je suis contente que cela t'intéresse. Peut-être serait-ce notre seule chance d'exercer le même métier. J'espère que les compressions administratives et autres mesures analogues ne vont pas mettre au départ des bâtons dans les roues. Je crois pour Mardi Gras avoir les jours suivants" (du Dimanche 3 mars au Jeudi 7) .. Je crois que tu pourrais venir à St-Etienne étant donné que tes parents ne t'ont pas vu ... André je ferme les yeux. Une odeur de Camel flotte dans la classe ... Je suis en verve d'imagination de costumes" (suit une énumération de tenues) "André pardonne ces divagations de petite fille. j'aimerais être belle pour toi. J'aime que tu sois fier de moi à tous points de vue. Je t'aime .." 44
24 févrierColette à St-EtienneAndré à Boisy"André, je me sens exclue de la maison" (de ses parents). "Je m'en exclus moi-même. Nous n'avons pas su, pas voulu nous faire adopter. Je vois comme au contraire le couple Pépé-Louis a su gagner les bonnes grâces de tous. Chacun les accueille avec sympathie. Ils ont cette approbation que nous ne recherchons pas et que nous avons pourtant la faiblesse de regretter. On leur a trouvé une petite maison. Lui travaille avec acharnement pour passer un examen (ingénieur en béton, je crois) et à l'automne ils seront déjà mariés. Tout cela plaît infiniment aux familles. C'est un couple selon l'ordre moral et familial, pas comme le nôtre. De nous il n'est pas question. On ne m'en parle plus. J'ai parlé d'un mariage en juillet, mais mon propre scepticisme semblait les avoir gagnés depuis longtemps et il y a eu peu d'échos. Loin de toi par la distance, loin d'eux pour d'autres raisons. J'ai senti tout à coup l'étrangeté de ma situation. Il n'est pas facile ni doux de vivre seul. Mais nous sommes l'un et l'autre solitaires par tempéramment non par choix et notre amour ne peut être sociable ... Il est sauvage et a besoin de solitude pour se développer ... J'en arrive à détester mon passé, les êtres que j'ai connus, les rues autreois traversées et je me demande André si j'aime mes soeurs, si j'aime vraiment mes parents ..." lettre assez noire, qui se conclut ainsi: "André tout dépend de toi, fais tout ce que tu pourras pour que je puisse aller près de toi. Je n'ai plus de chez moi que cette école où rien ne m'appartient. Mais partout où nous serons ensemble, la lumière et les nuages seront à nous. Je t'aime." 45
lundi 25 février 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Ma porte était ouverte sur la pluie, sur la perspective du chemin s'engouffrant dans les collines. Tout devant venait le jardin, puis le plan doucement bombé d'un pré glauque aux assonnances aquatiques, un arbre nu court et beau ployé sous l'eau. Et derrière, sur le profil atténué des montagnes, le ruisseau lent des gouttes lumineuses dans le gris. Mais ce n'était pas le gris qui les faisait chanter, pas seulement lui: plutôt sa contigüité avec la tache sous-marine. C'est le vert qui donne à la pluie son éclat comme les touches de carmin aux oreilles de l'actrice illuminent sourdement tout son visage et seuls responsables de sa beauté (cf le 'soulier de satin'). Tu aurais aimé ce paysage simplement décomposé en couleurs franches et humides. Tu aurais aimé l'intimité de ces lignes et de ces volumes tout enveloppés de silence et d'indécision. La réalité des faits est sans importance. Ce qui compte c'est leur répercussion en nous." 46
26 février 1946Colette au SardonAndré à BoisyUne longue réflexion sur Paul Valéry, André a lu le "Cimetière marin" . "Elle le cite: 'Il faut se croire difficilement soi-même sur parole' [et pratiquer ce sport intellectuel qui consiste] 'dans le développement et le contrôle de nos actes intérieurs'. Il me semble que cette indication est l'explication même de 'l'unité' que tu (André) découvres au 'Cimetière marin'. Valéry se pense et nous, nous nous sentons" Et puis reviennent les pensées douloureuse "André, (...) j'ai souffert comme toi et au même moment de cette difficulté presque insurmontable où nous sommes de créer constamment notre vie ... J'ai besoin de ta présence et je déteste ce qui n'est pas "nous". 47
Un vendredi de février ou mars 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Vendredi matin midi, 7 petites photos étalées sur un bureau et je revis nos journées heureuses, la soirée d'hier et celle de Boisy, et je t'ai avec moi sous un visage connu et non sous des images qui n'ont jamais été les nôtres. Je sais bien que des photos même spontanées ne sont pas les reflets d'un état d'âme. Pourtant chéri, ce sont les rares photos que je connaisse de toi où tu as l'air heureux et détendu. Pour moi je t'en prie ne regarde que les jambes, il n'y a que cela d'acceptable; la photo des créneaux est vivate mais le vent gonfle les vêtements, ce qui épaissit la silhouette. Et celle du jardin me transforme en une petite marionnette stupide. Un dessin maladroit montre Colette tenant un panneau 'J'aime André' et une légende: 'l'amour vu par Marguerite'. (Il peut s'agir d'un clin d'oeil à Marguerite G., militante communiste et résistante, amie de promotion de Colette.) 48
mars 1646André à BoisyColette au SardonPas d'enveloppe, mot sans repère, sauf Vendredi soir. Le jeudi passé, c'est difficile: "Je voudrais étouffer à jamais le milieu quel qu'il soit dans lequel je vis. Je voudrais être passant. Je voudrais te chercher et te rencontrer aujourd'hui au hasard d'une rue chaude, un peu déserte.... T'envoyer ... la simple vision des pêchers en fleurs. Je crois que tu les aimes bien ... J'ai véritablement découvert un arbre en fleurs et j'ai pensé à nous ... Colette si tu savais cet après-midi, sur cette page si difficile, le poids de ce qui la débordait et la baignait?" 49
1 mars 1946Colette au SardonAndré à Boisy Une lettre très ferme sur l'interprétation qu'André donne à l'aspect charnel qu'a pris leur relation. "Je conserve le souvenir de ta défiance vis à vis de moi, ou de ce qu'il y a d'humain en moi (égal faiblesse) les actes accomplis dans l'amour ne peuvent être jugés que dans cette ambiance. Je ne désire d'ailleurs pas me justifier, surtout pas à tes yeux car en définitive il me semble bizarre que 'toi' tu juges. Et tu ne peux te donner ce droit que hors de l'amour en tant que non intéressé. Mes remords ne te concernent pas, s'ils existent encore. Je sais que l'habitude des hommes (et je parle ici du mâle) est de mépriser la femme qui leur cède en dehors de toute garantie sociale ou religieuse. C'est d'ailleurs la raison qui oblige les parents à contrôler si étroitement et peut-être de manière si formaliste les actes de leurs filles. La reconnaissance du ventre n'existe pas et il leur est difficile d'admettre qu'une femme puisse découvrir dans un acte physique autre chose qu'un plaisir physique, et ceux-mêmes qui sont habiles à persuader que l'amour justifie tout, pensent dans leur for intérieur qu'une femme qui cède peut trahir. Peut-être ont-ils raison après tout. Tant pis pour eux s'ils sont dans l'incapacité de comprendre les mobiles qui poussent une femme qui aime. Je ne soutiens pas la thèse ridicule que la femme donne et l'homme reçoit ... etc ... c'est faux. Il y a échange réciproque en ce qui concerne les relations corporelles, même si le plaisir n'est pas intense, même s'il est très faible, il y a toujours une douceur immense à être auprès de l'être aimé ... André, quel que soit ton point de vue à toi, je suis prête à l'accepter. Ce que j'ai fait, je l'ai fait par amour pour toi et dans l'espoir que chacun de mes actes augmenterait cet amour ..." 50
4 mars 1946Colette à St-EtienneAndré à Boisy"Hier dimanche, je n'ai pu t'écrire". Maman était malade et jai travaillé tout le jour sans penser à rien, heureuse que le temps coule vite dans l'espoir que lundi matin m'apporterait une invitation au voyage" Elle a reçu la lettre d'André et s'inquiète: "Pourquoi cette tristesse André? peut-être est-ce l'ambiance autour de toi qui t'influence. Je suis presque effrayée de voir combien tu te lasses vite d'un cadre. Chéri, ce dégoût ne retombera-t-il pas un jour sur nous?" 51
5 mars 1946André à BoisyColette au SardonPetit billet. "Un oiseau seul sur une branche chantait encore l'espoir quand je suis revenu de mettre ton télégramme à la poste." Givre, mais dégel, espoir qu'elle puisse venir, que les deux livres lui rappellent combien il pense à elle ... "Colette chérie, bonne fête" (6 mars) "bon anniversaire" (1° mars). "Comment penser à toi sans penser surtout à moi? je t'aime André" 52
du 6 au 8 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyMercredi 6 mars, (à la plume) avant de prendre le train pour Roanne. ""Quand tu recevras ces mots, je serai déjà venue et partie. Je sentirai la tristesse des séparations, peut-être aurais-je le souvenir d'une belle journée. En cet instant où tu me lis, qu'y a-t-il au fond de toi, André, bonheur, déception, regret, lassitude ? C'est le mystère du temps à venir et peut-être n'entreprendrait-on pas grand-chose si l'on savait." 8 mars: "1h. Ta lettre sur la bruine est arrivée par un temps de petite pluie. L'atmosphère est semblable ici et là. Mais ici il n'y a pas d'intimité. Ici c'est 'l'école' c'est à dire presque une maison publique (...)" Puis, au crayon dans le train, elle exprime à nouveau la douleur de la séparation: "Ta silhouette est demeurée sur le quai de plus en plus imprécise comme une simple image dans le souvenir qui s'efface ... Je suis abrutie de fatigue et vais m'allonger un peu et sentir cette plénitude. Je t'adore. Colette" 53
8 au 11 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyLettre expédiée le jeudi 8 mars, bien qu'elle l'ait daté du vendredi 11h! Peut-être n'a-t'elle pas été remise dans la bonne enveloppe après lecture ultérieure ? "André pourquoi t'inquiéter? Jamais tu n'es en repos. Jamais en confiance et ton doute perpétuel agit sur moi comme un dissolvant. Hier tu étais énervé et inquiet à un degré que je ne te connaissais pas. Dans ces moments tu es un autre être qui me fait presque peur, possédé du démon de la destruction. Tu te détruirais toi-même avec plaisir ... Je sais ce que tu cherches dans mon amour, ce n'est pas tant une jouissance du corps et de l'esprit que l'attestation de ta propre valeur ... Tu n'aurais pas recherché une sotte, parce que son amour ne t'aurait pas donné l'image du toi que tu désires voir affirmer ou confirmer" Néanmoins, cette lettre essaie de répondre à ces questions, positivement. "André on peut aimer pour bien des raisons. Je sais en tout cas ce que j'aime en toi et aussi nettement ce que je n'aime pas. J'aime un sourire, un toucher extrêmement jeune soudain sur ton visage, un torse sous une chemise bouffante, un enthousiasme d'enfant pour des choses simples, une manière de voir et de sentir la pluie ou la matinée ... une grande douceur parfois, une vivacité soudaine, en général les démarches de ta pensée, ton habitude de réfléchir et de juger, un sens critique aigü (trop), le souci de te créer une vie en harmonie avec toi-même, l'inquiétude de tout ce qui peut t'empêcher de réussir. Je t'aime à cause de ton orgueil qui te force à ne t'appuyer sur rien et à te méfier de tous a priori ... Ne sois plus jamais comme hier soir André. je t'en prie ... Je ne peux penser sans malaise à ce qui s'est passé et à cette scène étrange et stupide. Si tu es tourmenté, sois-le tristement et pas d'une manière détestable pour nous deux. Et je te demande aussi n'utilise pas avec moi cette manière de parler qui semble envoyer promener les gens. Nous nous étions promis une grande confiance de rapports. Je tombe de sommeil, je continuerai demain à t'écrire. André je t'aime, ne gâchons rien ce serait lamentable. Colette" 54
9 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyColette considère sa lettre banale et s'en excuse. "Je suis montée dans le vent jusqu'à St Genis. Il neigeait et c'était étrange d'aller dans ce froid entre les petites murailles des vignes dans ce froid coupant, avec des jambes cotonneuses et une bizarre impression de fièvre. J'allais très vite, les ouvriers dans les vignes continuaient tranquillement le travail commencé dans le printemps, ils avaient seulement mis un sac sur leur tête ce qui leur donnait une allure de Robinson Crusoë." 55
11 mars 1946André à BoisyColette au SardonAndré laisse vagabonder son imagination en Angleterre à partir d'une émission de la BBC en Français. Rêve d'y aller, réveil dans la campagne anglaise, voix de l'hôtesse qui "nous débite des choses simples sans méchanceté ni rancoeur , et pourtant des questions simples de vie anglaise (je ne me les rappelle plus) prennent un sens élevé et noble". Retour au château: "Les murs étaient d'or et sur les champs la rosée donnait une ligne d'horizon brillante comme si, à travers les arbres, c'eut été une mer immobile qui apparût... Hélas tu es loin et, si la campagne est aussi vue de ta classe, si elle te donne le cadre essentiel du travail, tu ne peux pas la goûter pleinement. Ce travail que nous nous devons d'accomplir au sein de la société est trop linéaire, c. à d. qu'il se développe sur le même plan. C'est toujours les mêmes gestes et les mêmes classes à refaire sinon chaque jour, du moins pour toi chaque année au plus. Cet élan qui nous vient du printemps nous porterait par contre tellement plus loin si notre travail était personnel et progressif. Alors pour calmer notre faim de réalisations, de créations, il nous faut trouver les réalisations des autres. Pour moi, je n'ai pas de plus réel bonheur alors que de découvrir l'effort d'un autre." Il s'agit des oeuvres littéraires ..." Une page d'une lettre de Colette se trouve dans l'enveloppe "peut-être dépendons-nous beaucoup trop de nos sensations. Nous ne construisons pas, nous éprouvons " 56
11 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyOn doit être un lundi: "Il a plu un peu ce matin malgré le froid et en venant j'ai vu et entendu le rossignol". Elle écrit de sa classe au Sardon, espère voir André le Jeudi: "On est à 5 semaines de Pâques". Donc le lundi 11 mars, Pâques étant le 21 avril. La lettre est centrée sur la préparation du mariage, qu'elle espère le mardi après Pâques. Le projet est très simple: "Si je ne craignais de blesser les uns ou les autres, je voudrais que nous soyons tous les deux avec deux témoins inconnus. Je tâcherai simplement d'être belle pour toi ce jour-là et je désire aussi que tu sois beau. Explique s'il te plait la chose à tes parents". Elle précise: pas de "frais de toilette ou repas aux uns et aux autres. A la maison on vit au jour le jour et je préfère que maman aille se soigner à Vichy plutôt que de dépenser des milliers de francs en costume ou nourriture (...) D'ailleurs l'affaire n'intéresse que nous et si l'on veut ripailler, il y a bien d'autres occasions qu'un mariage" Elle envisage donc un simple lunch. 57
12 mars 1946Colette au SardonAndré à Boisy12h20. Redescendue de St Genis vers 7 heures, description du paysage "ajustement des plans de montagnes, sensation de beauté ... couleurs de lavande, de gris ... volumes épaulés de neige ... Un verger au premier plan posait avec douceur la dentelle de ses branches nues sur la ceinture de montagnes. Je vais essayer chaque jour de t'écrire un passage en Anglais. Demain j'assiste à une conférence pédagogique sur les fameuses méthodes actives ... Je te dirai jeudi ce que j'en ai retiré 58
13 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyDeux mots, le premier à 6h30 du matin "Je pars pour le Sardon ... Je veux que ma première pensée, mon premier mouvement vers toi au réveil s'expriment ici et te rejoignent le plus vite possible" Puis une lettre, rappelant les souvenirs de la soirée passée ensemble. "Un instant dans l'après-midi j'ai retrouvé absolument l'ambiance de nos premières rencontres, cette impression d'excitation et d'attentive recherche, ce va et vient si rapide de l'un à l'autre ... Le soir tout a été plénitude dans la douceur la quiétude et le charme des images anglaises ... J'aimerais m'intéresser d'avantage à ma classe, ce beau temps me donne envie de courir les chemins et on dirait que ces coquins le sentent. Ils me supplient de les emmener promener" 59
16 mars 1946André à BoisyColette au SardonAndré se plaint: "Tout me faisait horreur hier soir. Et je t'écrivais combien le retour de Pouilly allait m'être pénible après la hâte de l'aller. Ce départ pour te donner une lettre est toujours précipité et la joie est vite abrutie par la fatigue de la course. Je donne ma lettre et il me faut revenir" Dans le train depuis St-Etienne, il a lu et appris les vers de Stephan George qu'il consacre à Verlaine et Mallarmé. "Ce livre porte une senteur de beaux jours. C'était le temps du FUJ, le beau temps où tu me prêtais des livres. C'était des sorties après midi dans la ville toute frémissante des journées historiques et indifférente à nous ..." Torture de la pensée: "S'il y a des moments où d'être seul dans la nature je suis heureux, cela vient surtout de ma disposition personnelle et ta pensée n'est qu'un complément à mon bien-être, car en y pensant j'ai la nausée de cette solitude. Seule une pensée dégagée de toute image vécue, par exemple celle d'un livre ou d'un journal me donne l'impression de n'avoir pas baissé " etc.. Souvenirs de La Chabure (première école de Colette) "Je me suis rappelé un matin où je revenais de La Chabure en vélo en passant par la petite route. C'était si doux ce matin-là. J'aurais préféré cette école cent fois à celle du Sardon. La Chabure, ce fut nos premiers pas ensemble hors de la ville ... Ce matin j'ai écouté Londres. C'est toujours l'atmosphère de cet été qui revient à moi. La période fiévreuse des voyages à Lyon et des élections. Cigarettes, Flammarion, St Fons, ton manteau neuf et ton sac ... Colette, les bêtes fauves sont belles et souples. Heureux nous sommes d'ignorer leurs pensées" 60
17 marsColette à St-EtienneAndré à BoisyDéception, pas de lettre d'André samedi. Evocation du bas relief "Rhône Saône" à Lyon (Bourse du travail) Puis: "Mr Gl. est venu nous voir, il a parlé de choses intéressantes sur la Pologne et la Palestine. Maman et moi sommes invitées à la fête de 'Pourim' qu'on donne aux enfants juifs mardi soir. J'irai peut-être si je ne suis pas trop lasse. Cela m'obligerait à venir du Sardon et à me lever à 5h du matin. Mais je suis curieuse des coutumes juives." Puis, elle revient à André: "Il y a une grande différence dans notre manière d'être dans la séparation; chez toi le désir est joint à la vue ou à la sensation immédiate. Pour moi c'est très différent. C'est beaucoup plus persistant, l'absence exaspère cela. Pourtant j'aimerais qu'il n'y ait rien jusqu'à notre mariage." 61
18 mars 1946André à BoisyColette au SardonAndré propose d'aller à Lyon Jeudi. "J'attends une lettre, la matinée est belle et je pense à toi en arrière plan de mon travail. Il est agréable de n'avoir rien à faire quand on est amoureux, mais quand on a fait l'effort nécessaire, il est tellement plus réconfortant de faire alors un travail enrichissant .." Püis long passage sur la foule: "cette foule nous la fuirions le Dimanche dès que son élan matinal s'est abruti dans l'apéritif et la promenade ... Nous ne sortirions que lorsqu'elle est fébrile d'action créatrice. Ainsi nous serions libres, nous vibrerions aussi du même enthousiasme qu'elle, mais grandis parce que nous serions hors de son emprise à elle. Rappelons-nous toujours de notre enthousiasme vraiment individuel des jours d'août 44 où nous nous mouvions aux abords de l'Histoire sans ressentir le poids de tant de gens. Rappelons-nous ces quêtes à travers Lyon (quand nous n'étions pas fatigués) ... Colette chérie, 'je t'aime' est un stade que nous avons dépassé. Mais comme il n'y a que des mots pour nous communiquer l'espérance, et que nous les comprenons en fonction de ceux qui les ont dits, je te dirai 'Je t'aime Colette' sans niaiserie" 62
18 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyIls ont le projet de se retrouver à Lyon, manger au Parc ("André, apporte quelque chose") d'aller "au ciné" Réfexion de Colette sur l'existencialisme: "J'estime que cette doctrine mérite mieux que la publicité de salons et les commentaires de presse dont on la gratifie. Elle touche d'assez près à certains moments de nos pensées à tous deux: ce souci de l'existence personnelle, de l'affirmer et de la justifier" Une inquiétude sur un propos d'André: "Tu me dis ton dégoût du ménage". Hélas j'ai même peur de n'être pas assez à la hauteur dans ce genre de choses (...) mais je crois que tu peux me rendre ce témoignage: je ne t'ai pas beaucoup ennuyé avec des potins 'maison', ils m'ennuieraient aussi ... André chéri, ne parle pas de nous au passé. le temps du FUJ" (Front unitaire de la Jeunesse, regroupant les forces jeunes de la Résistance, avec un journal auquel ils ont tous deux collaboré) "est en nous, il ne nous a pas quittés. Ne nous dissocions pas en tranches comme dans le monde des calendriers" 63
20 mars 1946Colette au SardonAndré à Lyon "André, en arrivant dans ma classe, j'étais ce matin un peu en avance et j'ai appris un paragraphe sur l'emploi de "n'est-ce pas". (Il s'agit ici de son travail en anglais.) "Je ne puis m'empêcher de sourire à me voir si appliquée quelques instants. (...) L'essentiel est que je travaille avec toi. ... Je lisais dans le topo sur l'existencialisme que chaque individu se sent en quelque sorte 'de trop' dans le monde. Il a besoin d'affirmer son existence et en même temps de la confirmer. Les uns cherchent cette confirmation dans l'amour, d'autres plus simplement dans la possession sensuelle. En fin de compte, le meilleur est pour chacun de se donner une tâche, tout en sachant qu'il ne doit pas trop croire même à cela. Il doit s'intégrer dans la communauté et essayer de lui être utile sans pour autant s'illusionner sur son efficacité. Je trouve le même raisonnement dans Kafka. Ce que je peux retenir c'est la notion de tâche, de travail commun. Ce sera pour nous si nous l'obtenons, le ciment de l'amour je suis de plus en plus d'accord avec toi sur ce point". 64
22 mars 1946André à BoisyColette au Sardon"Je pense à ton velours et à une robe belle à toi et simple. Colette, ce sera un beau jour, n'est-ce ?" (Ils se marient en Juin) "Colette, il n'y a de bonheur qu'avec toi ... et je suis toutes les fois déçu au plus profond quand je reviens ici. Je voudrais être seul, absolument libre de ne pas participer à cette société dont tu me parles avec tant de considération dans ta lettre de Mercredi ... Colette chérie, où est le temps du F.U.J. ? Notre horizon était fermé par une porte à vitre dépolie et cela suffisait. Tu frappais, j'allais ouvrir et tu disais, un peu essoufflée 'bonjour' .. et puis nous nous amusions tout en travaillant. Que de couleurs perdues bien sûr! Mais le temps perdu, car le temps passait si vite! nous ne le regrettons pas. Colette chérie, cela me fait un peu mal d'évoquer notre solitude du FUJ." 65
23 mars 1946Colette du SardonAndré à BoisyJ'ai oublié de te donner les 5000 F, et les donnerai jeudi ou par mandat si besoin ... J'envie les gens comme les sionistes qui ont un état à construire. Cela dépasse étrangement le niveau du pain quotidien. Bien que je ne sois pas de tempérament sociable et philanthropique, j'envie cela parce qu'il y a une possibilité de travailler à une cause commune et deux êtres qui s'aiment pourraient y trouver un climat propice ... Envoie moi une leçon d'Assimil". Est joint un second courrier: "Chéri, je t'ai écrit tout à l'heure mais c'était si stupide, si incohérent, tellement sous l'emprise du sommeil ... Je n'ai ressenti aucune tristesse après ton départ, j'ai repris ma classe calmement. Les séparations à 5h dans le froid sont autrement pénibles. Mais c'est maintenant que je ressens une petite nostalgie. Je vais monter à St Genis à travers la campagne et les vergers... Je mettrai ce mot à la boîte et tu sauras demain que je t'aime. Je ne veux pas venir sur cette question de travail en commun, je ne sais même pas ce que nous ferons en octobre ... Tu as de la chance d'être disponible, encore non engagé et même si on t'acceptait dans l'enseignement, tu aurais encore la ressource de t'en aller." 66
Lundi 25 mars 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Ce matin 7h 1/2. J'ai ouvert mes fenêtres, la fraîcheur du matin, cette pureté humide pénètre dans la chambre. C'est cette ambiance que tu aimes! Le ciel est si léger et dans le jardin, chéri, les péchers ont fleuri comme un miracle sur la terre noire. Cette nuit ... au verger voisin ... je prendrai quelques branches d'abricotiers" ... Midi et demi. André j'ai été à la boîte et ne trouvant rien de toi, c'est tout à coup comme si j'étais vide ... Je ne t'ai pas parlé tout à l'heure de l'extraordinaire procession d'escargots qui jalonnaient la route. Ils ressemblaient tout à fait aux habitants de la Vallée des Lys" (Ste Maries de la mer) "la même coquille bariolée. J'aurais pu en ramasser plusieurs centaines ... Cela me rappelle la marche sur la "Maison Blanche" des rabbins d'Amérique ... 4h du soir. la classe s'est terminée sur le lied" (Sonate ?) de Mai de Beethoven. Toute la joie du printemps telle que les Allemands peuvent la concevoir semblait remplir la salle. Les enfants en ont été saisis." 67
25 et 26 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyLundi 9h du soir. "Il faut que je t'écrive maintenant, les fleurs d'abricotiers sont là, si merveilleuses devant la glace, comme une symphonie éclatante et muette. Je me souviens de cette nouvelle de Katherine MANSFIELD qui n'avait d'autre but, sous les réactions les plus subtiles des êtres humains, que de magnifier la beauté d'un poirier en fleurs. Ce poirier étant l'âme du drame silencieux qui se jouait entre trois êtres: après une réception banale, le mari accompagne les invités, la femme, la belle heureuse épouse, apreçoit dans la glace l'image de son mari embrassant l'amie et les pétales du poirier tombent d'une chute lente et continue sur le gazon plein de lune, devant la fenêtre ouverte ..." Le lendemain soir, elle va "aider" sa "femme de ménage à 'sarmenter' (après la taille de la vigne). C'est un travail pénible et elle est malade. En revanche, elle m'a ouvert d'alléchantes perspectives de clafoutis aux cerises (je t'entends me dire 'Tu n'es qu'un ventre!')" La lettre est envoyée mardi matin avec ce mot: "Mardi 11h aurais-je une lettre de toi?". 68
mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyTampon illisible (1946) 2 timbres. Echec de la communication téléphonique entre St Genis et Boisy. Ils ne se sont pas vus depuis 8 jours et Colette attend le courrier: "J'ai envoyé un gosse au-devant du facteur craignant que ta lettre se perde dans la boîte démantibulée" l'enfant revient bredouille à 1h disant que le courrier est passé plus tôt ce matin; "alors seulement j'ai fait apporter la boîte et 'elle' y était (depuis la matinée). De nouveau en la tenant j'ai été comme possédée, le monde a chaviré dans je ne sais quel cataclysme intime et je suis demeurée seule avec toi. Maintenant il me faudra un effort immense pour reprendre la classe ... Peut-être seras-tu là demain soir. Je ne sais que penser ... je ne voudrais pas que la Manu" (ancienne Manufacture d'Armes de St-Etienne) "te hape une fois de plus. C'est une ambiance qui n'est pas la nôtre. Je ne voudrais pas être ici l'an prochain. J'espère de toute mes forces que notre projet se réalisera." S'inquiète-elle de ce qui arrivera à la fin de la période de surveillance à Boisy ? Aura-t-elle un poste proche de Pouilly les Nonains? ? André entrera-t-il dans l'enseignement? Sinon, reviendra-t-il à la Manu où il a travaillé à la fin de la guerre? Passant de la plume au crayon, elle s'évade dans une rêverie de dégel à Boisy "goutte, goutte, goutte, cela était le chant de l'âme ... Il coulait de partout, des branches, des toitures, de l'ardoise et de ce grès rose ..." 69
26 mars 1946André à BoisyColette au SardonAndré a reçu une lettre de Colette "ne trouves-tu pas que 2 timbres sur une enveloppe ont une puissance d'évocation bien grande ... ?" Il lit une Histoire de l'Allemagne, et après avoir entendu une symphonie anglaise sur la BBC: "En l'écoutant, j'étais transporté par un besoin de diriger à moi seul les mêmes accords, les mêmes égrainements de notes. C'est alors que j'ai pensé à mon besoin d'hier soir de prendre la bêche et creuser la terre fraîche autour du gros tronc d'arbre. C'était un délassement, un abandon certain de l'effort intellectuel malgré ma fatigue et mes ampoules" Il oppose alors la paix "de remuer le sol avec un but défini et librement choisi" à "un travail anonyme et indéterminé dans le temps et l'espace" ... je pensais alors: que faire dans la vie qui réponde à vos aspirations? Peut-ête savoir et pouvoir quand on le veut diriger un orchestre, parler toutes les langues, adhérer à une infinité (toute relative) d'états de l'univers .." 70
29 mars 1946Colette au SardonAndré à BoisyColette invoque sa fatigue, son manque de sommeil. Mais elle s'inquiète: "Il y a en moi des choses qui ne s'expriment pas. Ton double visage ne cesse de me hanter. Je pourrais comme toi demeurer silencieuse près de toi, n'ayant pour m'exprimer d'autre moyen de te rejoindre que ces formes élémentaires des lèvres et des mains qui ont sur nous parfois une sorte de puissance magique et de force invisible." 71
Printemps 1946Colette au SardonAndré à Boisy Lettre le lundi: "7h du soir, de mon lit. Tout à l'heure je me suis appliquée à mon thème, comme une écolière, assise dans ma classe à un petit bureau et la porte de derrière était ouverte sur la merveilleuse campagne de collines" (La classe maternelle n'était pas construite, la porte donnait sur l'extérieur) "J'apercevais cela et me replongeais dans grammaire et dictionnaire. Cet effort chéri, je l'ai fait pour toi avec bonheur. Tout cela était calme heureux innocent comme au temps de l'internat (à Roanne), la classe pleine de violettes et de primevères et le soleil de 5h était tiède et doré." Suit une réflexion sur le thème envoyé par André, extrait du 'Château' de Kafka. Il a envoyé sa traduction de l'allemand au français et Colette la traduit en Anglais. Second courrier mardi à 11h 30: le matin elle a été réveillée par un "bruit anormal (...) En regardant par la fenêtre j'ai aperçu les enfants. Hier j'avais suggéré une histoire de jardin. Ce matin les brouettes étaient là, ils avaient amené la terre nécessaire et tous les outils et ils retournaient le sol" (à cette époque, la cour de l'école n'est pas encore goudronnée) "Je n'ai pu m'empêcher de sourire derrière mes rideaux. Pendant que j'écris, je vois 'F.' qui en cachette de tous les autres vient faire sa plate-bande pendant l'interclasse de midi. Il a fait d'abord doucement pensant que je ne le verrais pas. Mais à travers la vitre, il a vu que je l'observais et maintenant il travaille paisiblement à découvert." Elle revient à André: "Il me semble quelque fois que tu as honte de ton amour, ou plutôt honte de l'exprimer. Tu me sembles hanté par la crainte de ressembler aux autres amoureux, de te baigner dans la stupidité générale. Mais cela n'est pas ..." 72
1 avril 1946Colette au SardonAndré à Boisy"Ce que je ressens ne peut entrer dans une lettre, et moi non plus ... J'ai attendu tout samedi puis tout dimanche un impossible calme ... André ce que ces jours ont été pour moi, tu le sais puisque toi aussi l'a ressenti; une telle lassitude, un tel désespoir" Les séparations répétées pèsent de plus en plus: "désir d'une vie autre où nous nous retrouverions neufs. Est-il possible de partir, de partir toujours et de ne jamais repasser par le même chemin ? André je voudrais écrire au Ministère des Colonies. Demander quelque chose très loin où nous serions seuls ... Il est essentiel que nous soyons rien que nous et que le cadre varie ... " 73
8 avril 1946Colette à St EtienneAndré à BoisyLongue rêverie. "Chez nous il y aura des parts communes et des coins réservés... un endroit absolument à toi où tu garderas tes objets précieux, tes timbres, tes livres, tes vêtements, où tu pourras travailler seul, te retirer; on y entrera en frappant ou presque, on aura peur de te déranger. Et là tu pourras dormir. Cet endroit sera 'ta' chambre et tu pourras y méditer. Ce qui serait beau serait qu'elle donne sur un jardin ou sur de la verdure. Et moi aussije désire un endroit pareil ... Il est probable que si l'on savait ainsi respecter en chacun le besoin inné de solitude ... la vie commune ne cesserait de paraître charmante et désirable. André je t'aime. J'imagine ma classe la veille des vacances de Pentecôte. Je dis 'mes enfants, demain vous irez dans la classe à côté car je vais me marier' ... La classe s'ébroue surprise et moi je m'élance au dehors vers le train, vers le départ, vers notre vie. A demain" 74
14 avril 1946Colette à St EtienneAndré à Boisy"Samedi 12h. Toutes les sirènes cornent midi. Temps gris, il n'y aura rien au bout de ce samedi, pas même une lettre. Dimanche s'étirera. Puis ce sera de nouveau, le train, la classe, le poêle et les problèmes sur les volumes. Et tu n'es parti que d'hier." Suivent quelques instants de ce dimanche, de 1h du matin à 10 h du soir; achat des journaux d'André au kiosque, bavardage du vendeur "comme il le fait avec toi". Puis: "Je viens de voir la 'Fiancée des ténèbres' (1945, filme de Serge de Poligny) fatras sentimental et rococo, des choses charmantes comme cette fête inspirée du Grand Meaulnes ... Je fume, lis tes journaux, mais la maison est froide, sans intimité ... Je tire sur ces cigarettes. J'avais gardé pour aujourd'hui ta 'Raleigh' de jeudi soir. Et puis quelques 'Maryland' sans goût ni grace ..." Puis, quelques notes de lecture, "une analyse de l'amour à l'instant de la révélation" et autres propos sans doute édifiants. Elle a joint un poème "La petite chouette crie / crie vers la lune / 'Ah! Que cela me fait mal!' / Personne ne sait / Comme au clair de lune / La chouette a mal, mal / ... Je n'habiterai pas le/ beau chemin vineux/ Mieux vaut /Passer". Non signé, mais de Colette car écrit vendredi soir, retour de St Genis, à travers les vignes du coteau. 75
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